À partir du 10 décembre, la soprano canadienne est en vedette d’une nouvelle production de La clemenza di Tito au TCE, où elle reviendra, le 24 janvier, pour Niobe, regina di Tebe de Steffani, en version de concert.
Passer de Pamina, le seul rôle mozartien de votre répertoire scénique, à Vitellia, c’est un peu comme faire le grand écart, tant du point de vue du personnage que de l’ambitus…
C’est vrai, mais ma voix a aussi fait un grand écart depuis Pamina, ne serait-ce qu’en abordant, la saison dernière, le rôle-titre d’Armide de Gluck. Mon médium grave a toujours été assez riche, mais il a pris de l’expansion et du volume sans que j’aie à pousser mon instrument. Ma voix a conquis cet espace tout naturellement, grâce à la vie, au bonheur, à la relaxation, ou peut-être à une combinaison d’ensemble de ces facteurs ! D’aucuns prétendent que Vitellia est un personnage exécrable, dont l’unique moteur est la vengeance. Mais son comportement n’est pas celui d’une pure narcissique, qui ne reculerait devant rien pour parvenir à ses fins, et monter sur le trône. Elle a été blessée dans son honneur de femme, et finit par réaliser qu’elle ne peut pas laisser un autre assumer la responsabilité de ce qu’elle a déclenché. Le remords est plus grand, et l’être humain, en elle, prend finalement le dessus. Mozart ne lui a pas attribué un ambitus aussi large pour que l’interprète puisse exhiber l’étendue de sa voix, mais parce qu’il avait le désir d’exprimer les extrêmes entre lesquels cette femme est tiraillée, et cette peur qui s’empare d’elle.
Qu’est-ce qui, dans la nouvelle production du Théâtre des Champs-Élysées, vous stimule le plus : être dirigée par Jérémie Rhorer, mise en scène par Denis Podalydès, sociétaire de la Comédie-Française, ou habillée par Christian Lacroix ?
C’est un trio royal ! J’ai hâte de découvrir ce que nous allons concocter ensemble. L’œuvre est écrite dans un style d’une grande pureté, probablement pour figurer la magnanimité de Tito, le personnage central, et cette noblesse se ressent rien qu’en regardant la partition, dont la structure m’évoque une colonnade classique. Mais Vitellia sort de ce cadre. Elle est traversée par des émotions intenses, et son cœur n’est ni froid, ni fermé, comme j’ai pu l’entendre dans certaines interprétations. Il s’agit pour moi d’une prise de rôle, et j’aimerais lui apporter une couleur particulière.
Cette production marque non seulement vos débuts scéniques en France, mais confirme aussi la récente évolution de votre carrière, longtemps menée à l’écart des maisons d’opéra, et en privilégiant les concerts et les enregistrements…
J’ai été engagée par Les Violons du Roy, l’orchestre de chambre fondé et dirigé par Bernard Labadie, alors que j’étais encore étudiante. Je me suis donc retrouvée à faire beaucoup de concerts de musique baroque, répertoire pour lequel je n’avais d’ailleurs pas de prédilection à l’origine. Après cette première période nord-américaine, j’ai commencé à être invitée en Europe : avec Alan Curtis et son ensemble Il Complesso Barocco, nous avons gravé de nombreux disques… Principalement des œuvres de Haendel, mais aussi un album entièrement dédié à Porpora. Et puis, mes agents ont voulu que je mette un pied à l’opéra. Après toutes ces années passées dans les salles de concert et les studios d’enregistrement, il leur a fallu déployer une grande force de persuasion pour convaincre les théâtres que j’avais aussi un tempérament pour la scène. Cela demande du temps et des alliés, surtout à une époque où le marketing prend souvent le pas sur les considérations artistiques. Avant de donner son accord pour la production d’Armide de Gluck, à Amsterdam, Barrie Kosky a souhaité me rencontrer. Il avait certes entendu parler de moi, mais il voulait savoir quel genre de femme j’étais. Tout le monde n’a pas eu le courage de me dire, dans le blanc des yeux : « Je crois en toi, je veux te voir dans ce rôle. » Mais je suis heureuse que cela arrive à ce stade de ma carrière. Car les planches sont un lieu périlleux… Du metteur en scène au chef d’orchestre, en passant par le coach de langue, chacun y va de son avis. Il faut une technique solide pour être en mesure de faire la synthèse de tous ces éléments. D’autant qu’une fois sur scène, c’est moi et moi seule qui dois ouvrir la bouche et chanter !
Sous la direction de Paul O’Dette et Stephen Stubbs, vous allez ensuite incarner – en concert, cette fois, et dans sept villes européennes différentes, parmi lesquelles Paris, Mérignac, Versailles et Toulouse – le rôle-titre de Niobe, regina di Tebe d’Agostino Steffani, que vous avez récemment enregistré pour Erato, aux côtés de Philippe Jaroussky…
Philippe, c’est une voix d’ange dans un visage d’ange ! Anfione, son personnage, est le pivot de l’opéra, celui autour duquel l’orchestre tisse une enveloppe somptueuse, comme s’il érigeait un temple pour l’élever jusqu’aux étoiles. Niobe, en revanche, est plutôt un rôle de caractère : elle est ambitieuse, brutale, et il ne faut pas avoir peur d’assumer ce côté cassant, car le contraste qui fonde leur couple ne supporte pas la demi-mesure. Il est essentiel d’être ouvert et à l’écoute de l’autre, car c’est la seule manière de trouver un terrain de jeu commun. Parfois, cela fonctionne et, comme on dit au Québec, la maison prend feu. Dès les premières fois où j’ai chanté avec Marie-Nicole Lemieux, cette étincelle s’est produite. Sans que nous ayons besoin de nous concerter, toutes nos inflexions, nos fins de phrases et de consonnes tombent toujours ensemble, à tel point qu’il nous arrive d’éclater de rire ! Une telle communion musicale, que j’ai aussi eu l’occasion de vivre avec le pianiste Marc-André Hamelin, tient du miracle.
Pareil phénomène s’est-il produit avec Haendel, votre compositeur fétiche ?
Je crois pouvoir affirmer que le Haendel cosmique m’a aimée dès le départ !
Le Haendel cosmique ?
Les particules de son être qui, à travers sa musique, survivent dans le cosmos ! Un jour, Pamela Bowden, mon professeur à la Royal Scottish Academy, m’a suggéré de lui apporter une partition de Haendel, et nous avons travaillé les airs du Messie de façon très détendue. À la fin de la session d’automne, le lendemain de mon retour à Montréal, le téléphone a sonné au petit matin. C’était Bernard Labadie, pour qui j’avais auditionné quelques mois plus tôt, à ma sortie du Conservatoire, et dont la soprano était tombée malade. Il m’a demandé si je pouvais me rendre à Ottawa, le soir même, pour chanter Le Messie. À cause d’une tempête de neige, l’orchestre n’est arrivé que quarante-cinq minutes avant le début du concert. J’étais très nerveuse, mais tout s’est bien passé… Voilà pourquoi je dis que le Haendel cosmique m’a aimée tout de suite !
Quelles sont vos héroïnes haendéliennes préférées ?
Alcina, sans aucune hésitation. Parce que c’est celle à qui je m’identifie le plus, et particulièrement à son désespoir. Avoir connu cet état permet de puiser au plus profond de soi-même pour le réinterpréter en musique. Aujourd’hui, ma vie a beaucoup changé, et pour le mieux, mais les déchirements d’Alcina me sont très familiers.
Vous revenez de Perm, où vous avez enregistré le rôle de Donna Elvira dans Don Giovanni, sous la direction de Teodor Currentzis. Comment décririez-vous cette expérience avec l’un des chefs les plus atypiques du moment ?
Ses musiciens sont d’une virtuosité phénoménale, mais elle est le fruit d’un travail acharné. Teodor ne s’arrête pas tant qu’il n’a pas obtenu ce qu’il voulait. Cela peut prendre beaucoup de temps, mais il n’en perd jamais : chaque minute est vouée à la réalisation des idées qui bouillonnent dans sa tête. C’est un défi, car il y habite seul, et nous devons essayer de le comprendre ! Mais il chante très bien, ce qui lui permet d’exprimer ce qu’il cherche sur le plan de la ligne vocale et du phrasé. Sa préférence pour le travail nocturne nous a conduits à enregistrer certains récitatifs à une heure et demie du matin. Était-ce lié au lieu, à la manière d’être des musiciens, ou au désir de créer une atmosphère propice ? Quoi qu’il en soit, j’ai ressenti comme un charme ancien, une espèce de romantisme très difficile à définir… Peut-être est-ce le signe que le Mozart cosmique a décidé qu’il était temps que je chante sa musique !