Comptes rendus Don Giovanni audacieux à Strasbourg
Comptes rendus

Don Giovanni audacieux à Strasbourg

02/07/2019

Opéra, 15 juin

Déjà, sur le parvis de l’Opéra de la place Broglie, à Strasbourg, trois femmes attirent l’attention des spectateurs : la première, attablée, attend ; la seconde prend un bain ; et la troisième est accoudée au bar. Elles sont là pour raconter, comme en confidence à ceux qui osent prendre place face à elles, ou vociférant, ce qu’un homme leur a fait subir – celle-ci séduite, celle-là épousée, puis abandonnée, la dernière violée.

En haut des marches qui mènent au théâtre se tient un tirage au sort. Le meneur de jeu appelle les heureux élus qui assisteront à ce Don Giovanni, nouvelle production de l’Opéra National du Rhin, depuis la scène. Une fois dans la salle, les interrogations se multiplient. Sur le dispositif énigmatique qui tient lieu de décor : des rangées de chaises à cour et jardin, un bar au fond, une longue table sur laquelle on devine une série d’objets, et une cage de verre, dans laquelle un homme assis, la tête recouverte d’une capuche, semble observer le public. Lettres blanches sur fond noir, un mode opératoire inspiré de deux performances de Marina Abramovic – Rythm 0 (1974) et The Artist Is Present (2010) –, ici fusionnées, apparaît sur un écran.

Pour Marie-Ève Signeyrole, en charge de la mise en scène et de la conception vidéo, qui s’est d’abord demandé si le mythe pouvait « s’incarner dans le corps, les mots, l’âme d’une femme à l’appétit sans limite », Don Giovanni est un objet. Une page aussi blanche que le survêtement qu’il porte, sur laquelle on peut venir inscrire ses désirs, assumés ou refoulés, inavouables. Lui ne bronche pas, qu’une femme lui jette du vin à la figure, qu’une autre s’ouvre les veines… Sa présence agit comme un révélateur – Dmitri Tcherniakov l’a déjà montré, génialement. Marie-Ève Signeyrole, cependant, ne s’arrête pas là, dont le but n’est pas de proposer une énième relecture du chef-d’œuvre de Mozart, mais bien plutôt de remettre en question les codes de la représentation.

Il faut donc accepter de s’abandonner pour mieux se laisser surprendre, et même perdre dans le dédale des références et autres citations, cinématographiques notamment – comme Krzysztof Warlikowski l’avait fait avec une séquence de The Night of the Hunter de Charles Laughton, en arrière-plan de la scène de somnambulisme de Macbeth, Marie-Ève Signeyrole projette un extrait de Baby Doll d’Elia Kazan pendant « Non mi dir » –, sans chercher à les identifier toutes.

C’est un patchwork, dont la densité frise le trop-plein sans étouffer l’intensité. Grâce à la caméra qui scrute la moindre pulsion, traque sur les visages le rictus le plus infime. À une direction d’acteurs sans concession, qui exige des chanteurs qu’ils soient, bien au-delà de leurs habituelles limites, des êtres de chair, de sang, de larmes aussi. Et enfin à cette part d’imprévu, et donc de risque, induite par la présence de spectateurs invités, non seulement à assister à la représentation depuis le plateau, mais aussi à y participer, et même à interagir avec les interprètes, dans un jeu de miroir souvent déroutant avec le public qui, dans la salle, n’est pas toujours à même de les distinguer des figurants.

Les idées, intuitions, fulgurances se superposent, parfois jusqu’au vertige. Certaines options sont moins pertinentes que d’autres. Et le caractère censément expérimental de la proposition peut, par moments, se heurter aux limites de l’exercice – jusqu’où peut-on faire semblant de ne pas faire semblant ? Mais l’audace, l’originalité de la démarche entretiennent constamment l’intérêt.

Cheveux ras, barbe fournie, Nikolay Borchev est méconnaissable. Et qu’importe que le timbre manque de séduction pour le rôle-titre, dès lors que sa métamorphose en bête de scène ne cesse de stupéfier ! À 24 ans, Michael Nagl a déjà tout le poids, sinon le creux, qu’il faut à Leporello, moins la mobilité du débit, mais quel naturel, et quelle présence !

Pourtant sans reproche, le Commandeur de Patrick Bolleire ne se fait pas davantage remarquer que le jeune Igor Mostovoi, Masetto à l’italien impossible. Quant à Alexander Sprague, l’indigence de sa technique le classe dans la catégorie des petits marquis poudrés qui, trop souvent, privent Don Ottavio de caractère – quel soulagement qu’il ne chante, même mal, que « Dalla sua pace » !

La fraîcheur d’Anaïs Yvoz joue en faveur de Zerlina, tandis que l’extraversion assez conventionnelle de Sophie Marilley accentue les tensions vocales de sa Donna Elvira, à peine soulagées par l’étrange modulation qui permet aux mezzos d’affronter « Mi tradi » sans trop de dégâts. Astre inespéré, Jeanine De Bique n’a qu’à paraître pour émouvoir, préservant Donna Anna des accès d’hystérie qu’infligent à « Or sai chi l’onore » certaines apprenties Walkyries, grâce à la distinction mêlée de frémissante fragilité de son soprano mordoré.

Les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg n’auront pas eu un seul regard pour la battue à électroencéphalogramme plat de Christian Curnyn, qui fait peser une chape de plomb sur l’ensemble de la soirée. Un comble pour une production qui tranche aussi résolument dans le vif ! Et mérite d’être reprise sous une baguette autrement incisive que celle du chef britannique, qui a d’ailleurs préféré se retirer après la troisième représentation.

MEHDI MAHDAVI

PHOTO © KLARA BECK

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