Comptes rendus Mahagonny enthousiasme le public d’Aix-e...
Comptes rendus

Mahagonny enthousiasme le public d’Aix-en-Provence

05/08/2019

Grand Théâtre de Provence,

11 juillet

Tranchant, âpre et frontal, le travail d’Ivo van Hove sur Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny n’aura pas manqué de court-circuiter l’usage de certains codes esthétiques associés habituellement à l’univers lyrique de Kurt Weill. En effet, les références picturales expressionnistes (Otto Dix et consorts), tout comme l’imagerie du cabaret, font ici place nette et s’ouvrent à une approche théâtrale intemporelle libératrice.

À tous égards, l’atmosphère suintante de subversion politique et la douleur existentielle qui innervent l’œuvre donnent au metteur en scène belge de l’inspiration ! Une belle occasion pour ce dernier de pointer du doigt, avec une franche économie de moyens (une simple structure métallique surmontée d’un écran), les errances de notre civilisation et l’extrême vulnérabilité de la condition humaine. De fait, l’emploi résolument cinématographique de l’espace (décors incrustés par le biais des vidéos de Tal Yarden sur de vastes panneaux verts) et son observation quasi chirurgicale des êtres (gros plans sur les rictus, les regards, les corps) prolongent avec efficience l’acerbe dramaturgie brechtienne.

Grâce à ce traitement sans fard et au découpage imposé par les planches de projection de Caspar Neher, les vingt et un numéros de la partition n’en sont que plus saisissants. Nul besoin de surenchérir en termes de scénographie ou de costumes : on est ici à mille lieues du spectacle opulent imaginé par La Fura dels Baus pour le Teatro Real de Madrid, en 2010 (en DVD chez BelAir Classiques).

De ce point de vue, le parti pris d’investir un plateau presque vide relève du défi. Il faut, pour activer ce large espace en devenir, avoir une sacrée dose de courage et savoir diriger ses acteurs/chanteurs. En l’espèce, Ivo van Hove ne manque ni d’idées ni de savoir-faire. Par l’intermédiaire d’un caméraman scrutant faits et gestes des protagonistes, il s’immisce avec un voyeurisme maîtrisé dans les moindres replis du marasme.

Projetées sur le grand écran exhibiteur rivé à l’échafaudage métallique, les images bousculent plus d’une fois et plongent littéralement le spectateur au cœur de la cité corrompue. Avec ce dispositif, impossible de perdre une miette de ce qui se trame. Les quatre préceptes de la « ville-piège » sont d’ailleurs montrés aussi crûment que possible : les scènes de nourriture, d’alcool, de sexe et de combat donnent lieu à quelques débordements visuels bien sentis.

Précisons que la distribution se montre farouchement investie. Il faut voir avec quelle impudence Karita Mattila bombarde sur scène sa bestiale Leokadja Begbick. En grande maquerelle fracassée par la vie et avide de fric, elle donne et ose tout sans le moindre complexe : ses déhanchements libidineux, son sourire carnassier, ses jeux de langue voraces filmés en très gros plan, ses regards glaçants ou encore ses cris rauques à la vue de quelques dollars ne laissent personne indemne.

À ses côtés, il fallait bien la figure colossale de Willard White et la gouaille perverse d’Alan Oke pour lui faire front. On pourra évidemment regretter, lors de certains ensembles, que ces vétérans de la scène lyrique n’aient plus le punch vocal d’autrefois, mais pour ce qu’ils ont à faire, leur « Sprechgesang » impérieux s’avère déjà un luxe inouï.

Face à ces bêtes de scène, Annette Dasch, Jenny Hill sauvage et charismatique, est loin de faire tapisserie, livrant même une performance de très haute volée : l’Alabama Song introductif est captivant par son sex-appeal cafardeux. En Jim Mahoney, Nikolai Schukoff s’impose par sa ductilité virile : irrésistible progression de la voix sur « Denn wie man sich bettet ».

Les plus petits rôles sont tout aussi bien défendus : mention particulière, tout de même, pour la présence indéniable du baryton Thomas Oliemans. Le chœur Pygmalion est, pour sa part, remarquable sur tous les registres. La santé insolente des voix, la précision des attaques, comme l’implication scénique, le montrent à son zénith.

En grand ordonnateur du melting-pot sonore voulu par le compositeur, Esa-Pekka Salonen accomplit de véritables petits prodiges, tout au long des trois actes. Précise, dynamique et ample lorsqu’il le faut, sa direction privilégie sans relâche l’équilibre entre texte et musique.Hybride par ses influences (jazz, mélodies populaires, music-hall…), la partition n’en finit plus, sous l’impulsion du chef finlandais, de répandre son lyrisme tourmenté et entêtant.

Portée par les flamboyants pupitres du Philharmonia Orchestra, la production tout entière récolte, comme il se doit, la clameur enthousiaste du public.

CYRIL MAZIN

PHOTO © PASCAL VICTOR/ARTCOMPRESS

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