Comptes rendus Casse-tête génial à Amsterdam
Comptes rendus

Casse-tête génial à Amsterdam

29/09/2019

Cavalleria rusticanaPagliacci

De Nationale Opera, 15 septembre29

Confier Pagliacci à Robert Carsen, c’était parier sans risque. Nul doute que son génie du métathéâtre y trouverait son compte. Mais comment faire cohabiter le drame de Leoncavallo avec Cavalleria rusticana de Mascagni ? Pour cette ouverture de saison du DNO (De Nationale Opera) d’Amsterdam, un fil conducteur lie les deux ouvrages : la place du réel dans la fiction. La cohérence du metteur en scène canadien est admirable, pour un travail digne de ses meilleurs spectacles.

L’ordre habituel des opéras est renversé. Le célèbre « Prologue » de Pagliacci (« Si puo ? ») qui, de façon significative, n’est pas confié ici au baryton interprétant Tonio, nous renseigne sur les êtres de chair et de sang que sont les acteurs, lorsque le rideau s’ouvre sur un deuxième rideau, fermé. La fiction s’invite dans le réel. Quelques rangs devant le vrai public, se lèvent les choristes, qui jouent le public de la farce. Puis, derrière, un troisième rideau : la fiction dans la fiction.

Le plateau tourne. Voici l’envers du décor, un vestiaire où les acteurs jouent leur vie, tout en s’habillant pour la comédie. Nedda s’y abandonne à la volupté de Silvio, avant que la fureur de Canio ne provoque la fuite fulgurante du séducteur. Seul en bord de scène, l’homme trahi lâche son tourment. Dans le miroir d’une table à maquillage, il déplore son destin de clown et l’obligation impossible de feindre.

En pleine farce, tombe le mur du fond. C’est Canio qui vient accomplir sa vengeance. Le voile de la fiction s’est-il donc déchiré ? Pas vraiment. La même scène ouvre Cavalleria rusticana : le chœur entoure Canio, qui brandit un couteau sur ses deux victimes. L’illusion est vite levée : tous repartent joyeusement. C’est donc à une répétition que l’on vient d’assister. Est-elle moins vraie que la fiction ?

La « mise en abyme » s’approfondit : les personnages de l’opéra de Mascagni sont les acteurs qui doivent le jouer. Encore de sombres coulisses, où les choristes répètent le « Regina coeli ». Le couple adultère est démasqué, et l’ambiance tourne à la tragédie. Oui, on vient de tuer Turiddu, mais dans quel monde ?

Un miroir, au fond de la scène, vient mêler aux décors nos visages de spectateurs… Qu’est-ce qui est le plus vrai ? À chacun sa vérité, devrait-on répondre avec la pièce de Pirandello, que Robert Carsen affectionne tant.

Pas de village, aucune couleur locale. Tout lien avec le vérisme est coupé. Propos qu’une réalisation impeccable et une direction d’acteurs minutieuse rendent crédible, avec le concours du talent scénique des interprètes.

Vocalement, en revanche, la distribution s’avère inégale. D’emblée, Brandon Jovanovich déçoit. Non que son Canio chauffé à blanc manque de tension, mais son émission toujours poussée à l’extrême rappelle les effets grossiers de la tradition vériste. L’inverse de l’ironie privilégiée par la mise en scène.

À peine plus convaincant en Turiddu, Brian Jagde rachète une « Sicilienne » au phrasé improbable par un « Mamma, quel vino è generoso » de grande envergure. En dépit d’une couleur sombre et d’une belle puissance, la diction et la ligne demeurent bien peu latines.

Le bonheur vient alors des protagonistes féminines. Ailyn Pérez est une Nedda attachante, au timbre rond et charnu, à la sensualité assumée. Son duo d’amour avec Silvio est un véritable moment d’extase, grâce également au baryton juvénile et au phrasé élégant de Mattia Olivieri.

Pliant ses immenses moyens au drame d’une Santuzza qui vire de l’amour blessé à la haine sauvage, Anita Rachvelishvili est bouleversante de vérité et de style. Quelle chair dans le timbre, quelle finesse dans le legato, quelle variété dans la palette des couleurs, quelle expressivité dans le phrasé ! Du grand art, au service d’un talent démesuré.

Gevorg Hakobyan interprète avec autorité le « Prologue » (Pagliacci), puis se joue de l’écriture ingrate d’Alfio (Cavalleria rusticana). Chez Leoncavallo, Roman Burdenko est un Tonio sombre et puissant, et Marco Ciaponi, un Beppe drôle et lumineux. Chez Mascagni, Elena Zilio est une Lucia au grave charnu, et Rihab Chaieb, une Lola au timbre corsé.

Dans la fosse règne la simplicité, au prix d’une certaine convention. En effet, la discrétion d’Aldert Vermeulen – chef assistant du DNO, il alterne avec Lorenzo Viotti pour deux représentations – frôle la raideur. Il manque ici les couleurs méditerranéennes et une certaine souplesse du phrasé, dont pourraient bénéficier les fréquents épanchements lyriques.

C’est sur scène, de toute manière, que la sophistication est de mise. Robert Carsen a conçu un casse-tête génial qui brouille les frontières de la fiction. Un grand moment de théâtre.

PAOLO PIRO

PHOTO : Pagliacci. © BAUS

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