Comptes rendus Jessye Norman (1945-2019)
Comptes rendus

Jessye Norman (1945-2019)

01/10/2019

Disparue hier, 30 septembre, à l’âge de 74 ans, Jessye Norman était l’une des figures majeures de l’art lyrique depuis très exactement un demi-siècle.

Voici le chapitre que Richard Martet lui consacrait, en 2015, dans son livre « Les Grandes Divas du XXe siècle », aux éditions Buchet Chastel.

Née à Augusta (Géorgie), le 15 septembre 1945, Jessye Norman grandit dans une famille extrêmement religieuse, comptant plusieurs musiciens amateurs. Dès son enfance, elle chante à l’église baptiste et prend des cours de piano, la découverte de l’opéra arrivant, comme pour beaucoup d’artistes américains, grâce aux retransmissions radiophoniques du Metropolitan Opera de New York. Elle reçoit une éducation aimante mais stricte, qui la marque profondément, au point qu’en 2014, elle intitulera son autobiographie Stand Up Straight and Sing ! (Tiens-toi droite et chante ! dans sa traduction française), les mots que sa mère lui répétait quand elle était petite.

Une éducation également ancrée dans un lieu et une époque, le Sud des États-Unis en lutte contre la ségrégation, comme elle le raconte dans son livre : « Chaque image d’Afro-Américains dispersés avec des lances à incendie et pourchassés par des chiens leur inspirait de longs discours sur le fait que chacun d’entre nous était un enfant du Créateur et que nous valions quiconque respire sur cette planète. J’entends encore leur voix, limpide comme les cloches de l’église le dimanche matin : « Il te faudra peut-être travailler deux fois plus durement pour montrer que tu es aussi bonne. C’est une réalité de la vie, disaient-ils. Mais tu peux le faire. Et tu dois le faire. »»

En 1961, elle s’inscrit à la « Marian Anderson Vocal Competition » de Philadelphie : tout un symbole quand on se souvient que la légendaire contralto fut la première cantatrice de couleur à fouler les planches du Metropolitan Opera. L’adolescente de 15 ans n’y remporte aucun prix mais ce voyage lui ouvre une porte : la directrice du département « chant » de la Howard University de Washington, après l’avoir entendue, lui propose de venir étudier avec elle une fois qu’elle aura terminé le lycée. Jessye Norman la prend au mot et, en 1963, entame un cursus de quatre ans dans la capitale fédérale, qu’elle complète ensuite à Baltimore (Peabody Conservatory) et Ann Arbor (University of Michigan).

À l’automne 1968, elle se présente au « Bayerischer Rundfunk Internationaler Musikwettbewerb », prestigieux concours organisé à Munich, sous les auspices de la Radio bavaroise, et remporte le Premier prix féminin. Rentrée aux États-Unis, elle passe, quelques mois plus tard, une audition à New York, devant plusieurs directeurs de scènes lyriques européennes. Celui du Deutsche Oper de Berlin l’engage sur-le-champ et c’est donc dans ce théâtre qu’elle fait ses débuts professionnels, en 1969, en Elisabeth de Tannhäuser. Le destin en a décidé : ses premières années de carrière seront européennes (« J’ai grandi en Allemagne », aime-t-elle à répéter).

N’ayant pas envie de s’attacher durablement à une troupe permanente, malgré les avantages que cela procure (à commencer par un salaire régulier !), Jessye Norman ne reste pas longtemps au Deustche Oper et entame un parcours qui la conduit très vite sur les plus grandes scènes : débuts italiens à Florence (Deborah de Haendel, en 1970, puis L’Africaine de Meyerbeer, en 1971), premiers pas à la Scala de Milan (Aida) et au Covent Garden de Londres (Les Troyens), en 1972, première apparition à Paris (Aida à la Salle Pleyel), en 1973… Parallèlement, elle signe un contrat d’exclusivité avec la firme Philips, pour laquelle elle enregistre aussi bien des opéras (Le nozze di Figaro avec Colin Davis, Un giorno di regno et Il corsaro dans le cycle des ouvrages de jeunesse de Verdi confié à Lamberto Gardelli…) que des récitals de lieder et de mélodies.

Jessye Norman décide ensuite de se tenir à l’écart des scènes, pour se consacrer exclusivement au concert et au disque pendant quelques années. Et puis, en 1980, elle se lance à nouveau sur le circuit, avec à la clé ses débuts tant attendus au Metropolitan Opera, en 1983, dans Les Troyens. Elle y reviendra ensuite souvent, entre autres pour Die Walküre, Parsifal, Ariadne auf Naxos, Dialogues des Carmélites et L’Affaire Makropoulos de Janacek (Les Troyens, Die Walküre et Ariadne auf Naxos ont été publiés en DVD par Deutsche Grammophon). Parmi ses autres lieux favoris : le Festival d’Aix-en-Provence, pour Hippolyte et Aricie de Rameau (1983) et Ariadne auf Naxos (1985).

En parallèle, l’aventure discographique continue en studio, marquée par le même éclectisme dans le choix des titres : Fidelio avec Bernard Haitink, Carmen et Salome avec Seiji Ozawa, Cavalleria rusticana avec Semyon Bychkov, Dido and Aeneas avec Raymond Leppard (Philips), Le Château de Barbe-Bleue de Bartok avec Pierre Boulez, Parsifal et Die Walküre avec James Levine (Deutsche Grammophon), Alceste de Gluck avec Serge Baudo (Orfeo), Lohengrin avec Georg Solti (Decca), La Belle Hélène avec Michel Plasson (EMI/Warner Classics), Pénélope de Fauré avec Charles Dutoit (Erato)…

Qu’y a-t-il de commun entre Aida, Alceste, Carmen, Salome, l’Hélène d’Offenbach, Didon et Cassandre dans Les Troyens, la Comtesse Almaviva dans Le nozze di Figaro, Leonore dans Fidelio, Sélika dans L’Africaine, Sieglinde dans Die Walküre, Emilia Marty dans L’Affaire Makropoulos et Santuzza dans Cavalleria rusticana ? Rien, sinon que Jessye Norman a envie de les chanter, sans se soucier des catégories vocales dans lesquelles on range ces héroïnes : soprano lyrique, lirico spinto, dramatique, « falcon », mezzo-soprano… Dès sa victoire au concours de Munich, en 1968, n’avait-elle pas répondu à un journaliste qui lui demandait quel genre de soprano elle était : « Pardon, mais je pense que les voix ne sont pas faites pour être étiquetées ! » ?

Peut-on au moins la décrire, cette voix ? Difficilement, tant le génie de l’interprète a su la plier aux tessitures et aux styles les plus opposés. Alors qu’elle est fondamentalement sombre, elle se pare d’extatiques transparences dans Elsa de Lohengrin. Alors que le moelleux et la volupté du timbre la prédisposent tout naturellement aux effusions exotiques d’Aida et Sélika, elle réussit l’exploit de se glisser dans le moule de la tragédie classique pour Alceste et Phèdre d’Hippolyte et Aricie. Vrai soprano à l’aigu facile en Comtesse Almaviva et Ariadne, Jessye Norman joue de l’opulence de son médium et de la rondeur de son grave pour rendre justice à la partie de mezzo-soprano du Requiem de Verdi (un enivrant concert dirigé par Claudio Abbado, à Édimbourg, en 1982, diffusé en DVD par Pioneer).

Scéniquement, ce qui se passe en représentation tient du miracle. Sa haute taille, ses formes majestueuses, qui pourraient constituer des handicaps, deviennent au contraire des atouts, dont Jessye Norman joue pour captiver les spectateurs. Dans Hippolyte et Aricie, par exemple, sa première apparition, dans une somptueuse robe rouge la mettant admirablement en valeur, était à elle seule un immense moment de théâtre. Comme l’est la manière dont elle fait son entrée dans les innombrables concerts que, depuis plus de quarante ans, elle donne aux quatre coins du monde.

Car Jessye Norman est une récitaliste d’exception, dans le lied et, encore davantage, dans la mélodie française. Sans oublier, bien sûr, les spirituals qu’elle fait régulièrement figurer dans ses programmes. Pourrait-il en aller autrement s’agissant d’une cantatrice qui, dans son autobiographie, écrit « Ma foi guide ma vie » ? Et ajoute : « En fin de compte, je suis Africaine, et je ne vois pas la moindre raison de ne pas le célébrer sans réserve. Quand je chante un spiritual, je raconte une histoire très personnelle. Ces cris, ces aspirations, ces témoignages de foi font partie de mon propre ADN, et mon but est toujours que le public comprenne la musique de la même façon que moi ».

Adepte de ce que l’on appelle le « crossover », comme Kiri Te Kanawa, Jessye Norman touche également au jazz (Duke Ellington) et à la chanson (Michel Legrand). Comme sa consœur néo-zélandaise, elle est régulièrement invitée pour des occasions officielles, de La Marseillaise, chantée à Paris, le 14 juillet 1989, pour le bicentenaire de la Révolution française, à l’inauguration des Jeux olympiques d’Atlanta, en 1996. Des événements qui ont contribué à la faire connaître de millions de gens à travers le monde.

Tout en continuant à donner des récitals (elle a laissé tomber la scène), Jessye Norman s’occupe activement du programme de formation dans les arts du spectacle, entièrement gratuit et réservé aux jeunes économiquement défavorisés, qu’elle a fondé à Augusta, en 2003 (« The Jessye Norman School of the Arts »). Par ailleurs, elle répond toujours présent dès qu’il s’agit de rendre hommage à une personnalité ayant défendu les valeurs auxquelles elle croit : dignité, fraternité, respect, citoyenneté, égalité, entre les races mais également entre les sexes.

Ce n’est donc pas par hasard que le dernier chapitre de son autobiographie, au lieu de parler chant, voix, opéra ou lied, se consacre exclusivement à deux événements très récents de sa vie : le jour où elle a reçu la médaille « Spingarn », plus haute distinction décernée par la NAACP, le plus ancien et le plus prestigieux des organismes américains pour les droits civiques ; et celui où elle a participé, au Congrès des États-Unis, au 50e anniversaire de la fameuse « grande marche sur Washington » de 1963, qui vit Martin Luther King prononcer l’un des plus célèbres discours de l’histoire du XXe siècle.

PHOTO : Ariadne auf Naxos au Metropolitan Opera. © METROPOLITAN OPERA PHOTO

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