Comptes rendus Salzbourg 2020 par Markus Hinterhaüser
Comptes rendus

Salzbourg 2020 par Markus Hinterhaüser

22/06/2020

Le centenaire du Festival s’annonçait brillant, mais la crise du Covid-19 a tout bousculé, comme partout dans le monde. La majorité des grands Festivals a été annulée. Celui de Salzbourg va cependant avoir lieu, dans une forme réduite, et sur une durée plus courte. En tant que directeur artistique, quelle méthode avez-vous choisie pour réorganiser un festival qui marque à la fois ce centenaire à la valeur historique forte, et s’inscrive dans les mesures de sécurité impérative à tout rassemblement, qu’il soit culturel ou non ?

De mi-mars jusqu’à mi-mai, il n’y avait pratiquement pas d’autre perspective pour nous que d’annuler l’édition 2020. Nous avons passé notre temps à organiser le transfert de toutes les productions prévues cet été, de Don Giovanni à Tosca, de Boris Godounov à Intolleranza 1960, d’I vespri siciliani à Die Zauberflöte, d’Elektra à Don Pasquale, à l’année prochaine – avec succès, d’ailleurs. Tout le monde jouait le jeu, et était prêt à revenir en 2021. Quand la situation en Autriche a évolué, et que les décisions politiques ont autorisé les événements artistiques de moins de mille personnes, ce qui, pour nous, a semblé pouvoir s’inscrire dans une vision réaliste des choses, nous avons réfléchi aux moyens d’organiser un festival qui soit un signal fort, tout en assurant très précisément la protection du public, des artistes, de tous ceux qui travaillent ici. Avec la certitude qu’il fallait d’abord revoir à la baisse l’envergure du Festival, qui peut parfois jouer deux opéras le même jour, avec un concert ou deux en sus, sans compter le théâtre parlé. Et qu’il fallait s’adapter sur tous les plans. Nous avons dû tout réduire : le planning, de 44 à 30 jours, le nombre total de représentations, de 222 à 90, la vente des places également, alors que nous avions déjà vendu 180 000 billets, que nous remboursons, en donnant la priorité aux possesseurs de ces billets pour commander de nouvelles places. Et la demande est formidable, tant le public montre son empathie pour le Festival ! Malheureusement, tout le monde ne pourra pas être satisfait, nous en sommes bien conscients. C’est pourquoi nous travaillons pour que les deux opéras prévus, Elektra et Cosi fan tutte (1), puissent être retransmis par la télévision.

Vous arrivez à programmer encore de superbes concerts et récitals, avec Sonya Yoncheva, Anna Netrebko, Juan Diego Florez ou Cecilia Bartoli. Mais pour l’opéra, le nombre de représentations passe de 42 à 12, avec deux ouvrages seulement, et six représentations pour chacun. Comment le choix de ces deux opéras s’est-il fait ?

Il est vite devenu évident que nous ne pourrions pas avoir d’entractes. C’est sans problème pour une œuvre comme Elektra, bien sûr, par sa nature même d’opéra en un acte, et du fait que pour cette nouvelle production de Krzysztof Warlikowski, au Manège des rochers (Felsenreitschule), le dispositif conçu par Malgorzata Szczesniak est un décor unique, qu’il était de plus bien avancé, tout comme ses costumes. Certes, l’orchestre est énorme, mais la fosse est adaptable, et on peut s’organiser pour protéger les musiciens des Wiener Philharmoniker, qui ont donné leur accord. On a donc décidé qu’Elektra était possible. De plus, Strauss et Hofmannsthal sont deux des fondateurs du Festival – le spectacle prend donc une valeur symbolique importante. Nous avons pu conserver la distribution prévue, avec Ausrine Stundyte (Elektra), Asmik Grigorian (Chrysothemis) et Tanja Ariane Baumgartner (Klytämnestra), face à Derek Welton (Orest) et Michael Laurenz (Aegisth), sous la direction de Franz Welser-Möst. Mais il fallait au moins un deuxième titre. Il s’avérait impossible de conserver Don Giovanni, pour lequel l’entracte était nécessaire aux modifications du décor. De même pour Die Zauberflöte, au processus scénique très complexe à mettre en œuvre. Pourtant, il était impensable qu’il n’y ait pas un opéra de Mozart au programme !

En effet, Mozart est, de très loin, le compositeur le plus joué ici ; il incarne même, dans l’idée du grand public, le Festival depuis l’origine…

Très vite, Cosi fan tutte s’est imposé, spontanément. Généralement, on ne planifie pas un opéra en trois heures, mais j’avais des gens formidables sous la main, et ce fut une pure joie d’envisager une distribution majoritairement jeune, avec, à sa tête, la talentueuse et fascinante cheffe Joana Mallwitz, que j’avais programmée pour la reprise de Die Zauberflöte. Elle sera donc la première femme à diriger un opéra à Salzbourg, et la présenter à notre public est une des plus belles choses que je puisse réaliser, surtout en cette année si particulière. Avec Christof Loy, nous avons opté, tout de suite, pour une production très légère, en ce qui concerne sa structure scénique. Bien plus modeste que ce qu’on fait généralement ici, pour proposer, j’ose l’expression, un « Covid fan tutte », contraint par les circonstances. Peut-être une préfiguration de ce que nous devrons tous faire dans les mois, qui sait, les années à venir. De toute façon, rien ne sera plus comme avant. On a dépensé un argent incroyable pour l’opéra, pour de bonnes raisons, certes, mais il va falloir le rendre, trouver des solutions moins gourmandes… On ne pourra pas rester dans un splendide isolement, la crise économique suivant la crise sanitaire. Il faudra longtemps avant de revenir à la « normale ».

À mon grand ravissement, la distribution de ce Cosi, qui se jouera au Grosses Festspielhaus, comporte trois chanteuses françaises, une première absolue à Salzbourg…

Elles sont merveilleuses. Marianne Crebassa (Dorabella) a fait, en 2017, une prestation spectaculaire dans La clemenza di Tito, qui lui a valu le titre de « voix de l’été ». Et le public l’adore. Elsa Dreisig (Fiordiligi), dont ce sera la première apparition à Salzbourg, est une magnifique interprète. Et Lea Desandre (Despina) aussi, qui chante ici, depuis deux ans, Monteverdi et Offenbach.

J’admire particulièrement le courage de Johannes Martin Kränzle, qui a connu naguère de graves problèmes de santé, et affronte le risque de chanter Don Alfonso, aux côtés de Bogdan Volkov (Ferrando) et d’Andrè Schuen (Guglielmo)…

C’est le courage que chacun montre ici, hors de sa zone de confort, et c’est une des questions que l’on doit reposer tout particulièrement aujourd’hui : celle du sens à donner à l’art en temps de crise, de la croyance en son pouvoir, que les fondateurs ont mis en avant, après la Première Guerre mondiale, de façon cruciale, et qui doit irriguer encore le Festival. À ce sujet, j’ai invité, dans le cadre du programme « Conversations autour du siècle » (« Reden über das Jahrhundert »), Anita Lasker-Wallfisch, cette violoncelliste de 95 ans rescapée d’Auschwitz, membre de l’orchestre des femmes du camp, qui a survécu en s’investissant chaque jour dans sa volonté de vivre grâce à son instrument, à quelques mètres du crématorium. Alors, c’est vrai, la situation est fragile, nous marchons sur une couche de glace très fine, qui peut céder à tout instant. Les frontières rouvertes, les voyages autorisés, le rassemblement que représente un festival, tout cela est porteur de joie, d’avenir, mais aussi de risque. Personne ne sait ce qui peut arriver, moi le premier qui ne suis pas Tirésias. Ma nature me porte à l’inquiétude, à ce scepticisme que définit si bien Cioran, quand il dit : « Le scepticisme est l’élégance de l’anxiété. » Je suis anxieux. Helga Rabl-Stadler, ma présidente, est optimiste, elle, heureusement !

Propos recueillis par PIERRE FLINOIS

(1) Elektra les 1er, 6, 10, 16, 21 & 24 août et Cosi fan tutte les 2, 5, 9, 12, 15 & 18 août.

© SALZBURGER FESTSPIELE/FRANZ NEUMAYR

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