Comptes rendus Trois raretés de Donizetti à Bergame
Comptes rendus

Trois raretés de Donizetti à Bergame

07/12/2020

Teatro Donizetti/Donizetti Web TV, 20, 21 & 22 novembre

Marino Faliero

La télévision vole au secours du « Donizetti Opera Festival » pour sa 6e édition. Une Web TV, créée pour l’occasion, permet au public d’accéder virtuellement aux trois spectacles, joués à huis clos. Grâce aux moyens techniques déployés par la RAI, le Teatro Donizetti, tout juste restauré, prend des allures de plateau de tournage.

La qualité du son, le rythme du montage, le haut débit feraient presque oublier l’artifice. Mais, évidemment, rien ne remplace l’expérience réelle, les artistes devant soi, la vibration des notes dans la salle. Loin d’être un palliatif, cette solution ne fait que rappeler, au terme d’une année ponctuée d’annulations, que l’opéra est fait pour être incarné dans la fusion des arts et la proximité des corps.

C’est ici même, à Bergame, que Marino Faliero avait retrouvé la scène, en 1966, après un oubli aussi long qu’immérité. Dans le plus pur esprit romantique, l’histoire (vraie) du doge vénitien, condamné à mort, au XIVe siècle, pour conspiration, se double ici d’une affaire privée, l’adultère de sa jeune épouse avec son neveu.

C’est dans cette « azione tragica » en trois actes, créée à Paris, en mars 1835, que Donizetti mit tous ses espoirs d’arracher à Bellini la place d’héritier de Rossini. Mais le succès de Marino Faliero fut éphémère, incomparable à celui d’I puritani, chef-d’œuvre de son rival que le Théâtre-Italien avait acclamé, deux mois plus tôt.

Après une production médiocre, en 2008, c’est donc la troisième fois que la maison bergamasque monte cet ouvrage trop rare, avec l’ambition, plus ou moins explicite, de faire concurrence à la seule version qui lui ait rendu suffisamment justice, celle du Teatro Regio de Parme, en 2002 (DVD Hardy Classic).

La gestion de l’espace reprend la formule testée, l’an dernier, pour L’Ange de Nisida, lorsque la salle était en pleins travaux : l’action se déroule au parterre, libéré des fauteuils et transformé en arène. Les loges sont vides, et les musiciens et choristes occupent le plateau selon un scrupuleux et complexe système de distanciation.

Pour tout décor, une immense structure métallique, sorte d’échafaudage avec plateformes et escaliers interconnectés sur plusieurs étages. Image de ces passerelles que les Vénitiens doivent emprunter par temps de grande marée, seul passage praticable sur les eaux menaçantes. Image, aussi, d’une cité en chantier que ses habitants, installés dans un confort paralysant, peinent à bâtir.

« Comme les personnages de cet opéra, nous sommes accrochés à la gloire d’un passé qui ne mène nulle part », déclare la note d’intention du duo Ricci/Forte. À force d’appuyer le message politique, les metteurs en scène oublient d’orchestrer une véritable action : tout se résume aux allées et venues des chanteurs, à quelques chorégraphies macabres et à l’extravagance des costumes.

Le quatuor principal fait la part belle aux voix graves, auxquelles Donizetti consacre les meilleures pages de cette partition aussi ambitieuse qu’inégale. Quel bonheur d’entendre Michele Pertusi dans la peau du malheureux Marino Faliero, dont il se confirme, dix-huit ans après sa prise de rôle parmesane, l’interprète indépassable ! Le sens du mot, le naturel du phrasé, la subtilité des nuances méritent une admiration sans réserve.

Agréable surprise, le baryton, à la fois agile et corsé, de Bogdan Baciu. Le chanteur roumain incarne un noble Israele Bertucci, freinant tout excès d’expressivité et sublimant, par le soin de la ligne, la colère du plébéien guidant la conspiration.

Francesca Dotto assure, sans aspérités, le rôle d’Elena. Timbre rond, médium charnu, la soprano italienne est aussi convaincante dans le cantabile que dans l’agilité dramatique de sa grande scène finale, seul moment de gloire que Donizetti réserve à cette prima donna un peu sous-dimensionnée.

Le résultat pourrait rivaliser avec la version de référence, grâce aussi à la baguette mordante de Riccardo Frizza, sans le naufrage embarrassant du ténor américain Michele Angelini, victime d’une indisposition qui l’oblige, dès le premier acte, à alléger l’émission pour sauver le spectacle et ses cordes vocales.

Malheureux accident, qui nous fait regretter le désistement de Javier Camarena, initialement annoncé dans le rôle écrasant de Fernando, taillé sur mesure pour le légendaire Gio. Battista Rubini.

Belisario

Deuxième titre à l’affiche du Festival, Belisario (Venise, 1836) était initialement prévu pour la soirée inaugurale, avec un interprète d’exception : Placido Domingo, désireux de rajouter un énième personnage à son immense répertoire. Mais de nouveaux problèmes de santé l’ont empêché de faire ses débuts en Belisario, un rôle où Donizetti semble préparer le terrain aux grands barytons verdiens.

Voici, à l’âge du bel canto romantique, un opéra où le protagoniste, ni ténor, ni basse chantante, se voit confier une tessiture intermédiaire, comme pour mieux incarner ses paradoxes dans la sphère publique et privée. Héros honnête et valeureux, trahi par la calomnie de sa femme Antonina et condamné à être aveuglé, ce général, au service de l’empereur Giustiniano, est aussi un père noble, que l’affection d’Irene console durant son exil.

Loin de faire regretter l’absence de Placido Domingo, Roberto Frontali incarne le rôle-titre avec assurance. Le timbre un peu durci par le passage des ans, le vibrato élargi, quelques instabilités d’émission sont largement rachetés par la maîtrise souveraine du phrasé. Le baryton italien fait preuve d’une touchante expressivité : le ton est toujours juste, tour à tour viril et chaleureux, solennel et intime, sans raideur ni pathos. Pour preuve, le formidable duo Belisario/Irene du II, climax d’une partition injustement négligée, pourtant riche de pages inspirées.

À ses côtés, la mezzo-soprano Annalisa Stroppa incarne une Irene toute de tendresse et de sensibilité, grâce au charme du timbre, à l’agilité des coloratures, à l’homogénéité des registres jusqu’à la quinte aiguë, constamment sollicitée.

Le reste de la distribution est honorable, sans plus. À commencer par la basse sombre et autoritaire de Simon Lim, Giustiniano hiératique et tout d’un bloc. À l’Alamiro juvénile de Celso Albelo, ténor capable de belles nuances, manque juste un brin de naturel : quelques lacunes dans la justesse et dans la gestion du souffle trahissent la fatigue.

Carmela Remigio prête à Antonina un vrai tempérament de tragédienne : le timbre de la soprano italienne n’est pas irrésistible, surtout dans l’aigu – tantôt forcé, tantôt strident dans les périlleuses coloratures –, mais le style convient parfaitement aux douleurs et aux fureurs du personnage, grâce au contrôle impeccable de l’émission, pour une incarnation crédible jusqu’aux aveux désespérés de la scène finale.

Plus homogène que la veille, l’orchestre du Festival se plie à la baguette fiévreuse de Riccardo Frizza, qui adopte des tempi rapides et appuie les contrastes, au risque de privilégier le mordant à la respiration.

Le nozze in villa

Une véritable recréation clôt cette édition intégralement télévisée du Festival. Non que l’« opera buffa » Le nozze in villa soit resté jusqu’ici un parfait inconnu, comme le programme le laisse entendre. Un extrait avait notamment fait l’objet d’un enregistrement par la firme Opera Rara, publié dans le coffret A Hundred Years of Italian Opera 1820-1830.

En revanche, le mérite de la Fondazione Teatro Donizetti est d’avoir mené l’indispensable travail de reconstitution de la partition, grâce à l’édition critique d’Edoardo Cavalli et Maria Chiara Bertieri, basée sur les manuscrits – non autographes – conservés à la Bibliothèque Nationale de France. Indispensable démarche philologique, qui permet au troisième opéra de Donizetti de retrouver la scène, pour la première fois à l’époque moderne, dans la version la plus fidèle possible.

Seule entorse : le quintette de l’acte II (« Aura gentil che mormori »), faute de sources disponibles, a dû être composé pour l’occasion. À défaut d’offrir une imitation plausible du style donizettien, la solution proposée par Elio et Rocco Tanica, anciens membres d’un groupe de rock, n’en demeure pas moins efficace.

Après leur création (Mantoue, 1819) et deux reprises (Trévise, 1820, Gênes, 1822), ces Nozze disparaissent des affiches. Donizetti se garde bien d’y désobéir aux codes imposés par le succès de Rossini, dont l’influence est partout sensible. Il ne fait guère plus que reproduire tous les clichés de l’« opera buffa » : crescendi, concertati, sillabati et autres parodies de l’« opera seria ». L’intérêt de cette exhumation relève donc de la curiosité documentaire : ajouter un jalon manquant à la reconstitution d’une œuvre pléthorique, dont il faut bien admettre la valeur inégale.

Le livret de Bartolomeo Merelli – futur imprésario de Verdi pour Nabucco – présente l’habituelle rivalité amoureuse entre l’instituteur provincial Trifoglio (baryton) et le jeune citadin Claudio (ténor), tous deux prétendant à la main de la belle Sabina (mezzo-soprano). Celui qu’elle préfère, Claudio, ne rencontre pas les faveurs du père, Don Petronio (basse), ni de la grand-mère, Anastasia (contralto). Quelques quiproquos et travestissements conduiront au dénouement heureux, où triomphera l’amour sincère.

Bien que convenue, l’intrigue ne manque pas de situations savoureuses, que Davide Marranchelli relève en parodiant ces fêtes de mariage, où tout sert à fabriquer une image de luxe et de réussite : pelouse taillée, voiturette de golf, pièce montée géante… La comédie devient le rêve éveillé de Sabina qui, pour son métier de photographe, immortalise les noces des autres, au milieu de décors kitsch et grandiloquents. Dommage que le propos, à peine esquissé, se dissipe en cours de route, à cause surtout d’une direction d’acteurs sommaire, qui peine à installer une véritable vis comica chez les interprètes.

Moins de réserves sur le plan vocal, si ce n’est le tenorino assez vacillant de Giorgio Misseri et le timbre peu séduisant de Manuela Custer. Si Fabio Capitanucci maîtrise les codes du genre, on retient surtout l’aisance d’Omar Montanari, drôle et naturel en Don Petronio, et le charme de Gaia Petrone, Sabina au caractère bien trempé.

Espiègle et énergique, Stefano Montanari mène avec brio l’orchestre Gli Originali, tirant des instruments d’époque une belle palette de sonorités en clair-obscur. C’est à la baguette fougueuse du chef – également accompagnateur des récitatifs au pianoforte –, de fournir l’enthousiasme qui manque à la mise en scène.

PAOLO PIRO

PHOTO © GIANFRANCO ROTA

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