Dès la fin des années 1940, Decca, entreprenante firme -britannique, entreprend d’enrichir son catalogue en donnant sa chance à une nouvelle génération d’artistes. Parmi ceux-ci, Suzanne Danco (1911-2000).
De la soprano belge, plusieurs témoignages, régulièrement -réédités en CD, sont, aujourd’hui encore, dans la mémoire des discophiles : les intégrales de Don Giovanni et Le nozze di Figaro, dirigées par Josef Krips et Erich Kleiber, ainsi que les gravures effectuées sous la baguette d’Ernest Ansermet, également pour Decca (Pelléas et Mélisande, L’Heure espagnole, L’Enfant et les sortilèges…). Signalons encore, avec le même chef, et sans souci d’exhaustivité, des prises provenant de la Radio Suisse Romande et du Grand Théâtre de Genève (Cascavelle), deux volumes d’INA « Mémoire vive » (dont un Socrate d’Erik Satie, dirigé par Darius Milhaud), et un Pelléas de 1951, avec Désiré-Émile Inghelbrecht au pupitre, capté par la BBC (Testament).
S’ajoutent désormais à cela les huit disques de ce coffret, dont bien des plages n’avaient jamais été rééditées en CD par la maison d’origine – Testament avait repris les mélodies de Fauré et de Debussy –, comme deux lieder de Schubert (1949), Dichterliebe (id.) et Liederkreis op. 39 (1952) de Schumann, cinq lieder de Brahms (1950), cinq de Wolf (id.), quatre de Mozart (1952), et même un inédit absolu de Wolf, Elfenlied (1950).
La carrière lyrique de Suzanne Danco commence à Gênes, en 1941, avec Fiordiligi dans Cosi fan tutte. Déjà Mozart, comme sur les deux premiers 78 tours gravés pour Decca, en 1947, sous la baguette de Jonel Perlea (seulement précédés, en 1941, de deux airs italiens pour HMV), où « Come scoglio » côtoie le « Voi che sapete » de Cherubino dans Le nozze di Figaro. La soprano chante ensuite à Naples, Milan, Florence, puis Glyndebourne, Londres, Aix-en-Provence : Mimi, Desdemona, Violetta Valéry, mais aussi Ellen Orford dans Peter Grimes et Marie dans Wozzeck.
C’est dire l’étendue de son répertoire et d’une culture musicale lui permettant d’aborder les styles les plus divers. Car l’art de Suzanne Danco est un art minutieusement cultivé, quitte parfois à paraître précieux. L’époque a changé, et certaines pages de Caldara, Caccini et autres, sont vraiment d’un autre temps. Même chose pour les deux cantates de Bach (BWV 51 & BWV 202), avec Karl Münchinger au pupitre. La rigueur et le respect des partitions, en revanche, n’ont pas d’âge.
L’opéra n’occupe qu’une place restreinte dans ce coffret : les deux Mozart, déjà cités ; quelques airs français, italiens et anglais, en 1950 (Louise, Violetta, Manon, Micaëla, Alceste de Gluck, et même une Dido de Purcell ne manquant pas de grandeur dans sa douleur) ; et, sur le dernier CD, des extraits d’intégrales bien connues, comme Le nozze di Figaro, Don Giovanni ou Pelléas et Mélisande.
L’élégance de la ligne musicale et du phrasé est là, mais aussi le souci, même en studio, d’accorder les mots et les notes au caractère du personnage et à la situation. Le timbre est ce qu’il est, clair, frais, parfois frêle, un peu mince dans l’aigu – il est vrai que la prise de son ne le flatte pas, en dépit de la qualité de la regravure.
Certains lui reprocheront sa froideur. En 1953, dans la revue Disques, le musicographe José Bruyr parlait d’un timbre « de neige dissoute ». Mais ce chant assuré et franc, doublé d’une profonde modestie à l’égard des compositeurs, est riche d’enseignements.
Ce qui fait le prix de cet ensemble, toutefois, ce sont les mélodies et lieder. L’Album de Musique offert par G. Rossini à Mlle Louise Carlier, enregistré en 1956, avec, au piano, le chef d’orchestre Francesco Molinari-Pradelli, jadis réédité par Philips, n’est qu’anecdotique, même s’il contient des raretés signées Paër, Bruguière, Panseron, Berton…
L’essentiel, ce sont Mozart, Richard Strauss, Brahms, Wolf, Schubert, Schumann, Debussy, Ravel, Fauré, ainsi que Berlioz, présent avec Les Nuits d’été gravées en 1951, sous la baguette de Thor Johnson – la première intégrale au disque, semble-t-il.
Saluons l’élocution française, impeccable – on ne perd pas une syllabe et, pourtant, la tenue de l’interprète l’empêche de faire un sort aux mots, contrairement à certaines de ses collègues. La Shéhérazade de Ravel est anoblie par ce verbe clair et franc, qui donne aux Trois Poèmes de Stéphane Mallarmé un relief supplémentaire.
Plusieurs cycles de Debussy (Trois Chansons de Bilitis, Le Promenoir des deux amants, Ariettes oubliées) montrent le même souci de la juste expression et de l’équilibre rythmique des vers. Léger bémol, perceptible dans Les Nuits d’été : une aisance dans les passages les plus chargés émotionnellement (Absence, Au cimetière), mais un manque de fantaisie (Villanelle).
Les Allemands sont tout aussi captivants, Brahms et Wolf plus que Schubert. Schumann, lui, atteint des sommets. La maîtrise de la langue est parfaite, et l’interprétation associe profondeur et sensibilité.
Un travail éditorial qui demande une écoute attentive, mais qui récompensera ceux décidés à faire l’effort.
MICHEL PAROUTY
8 CD Decca « Eloquence » 484 0868