Comptes rendus Trouvère dystopique à Rouen
Comptes rendus

Trouvère dystopique à Rouen

05/10/2021

Théâtre des Arts, 30 septembre

Que faire d’Il trovatore, de son intrigue « abracadabrantesque » et de ses personnages stéréotypés, auxquels seule une qualité vocale exceptionnelle est à même de conférer un semblant de vie, à défaut de vérité ? Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil (Clarac-Deloeuil > le lab) répondent à cette question, sur laquelle tant de metteurs en scène ont tendance à faire l’impasse, quand ils ne refusent pas tout bonnement de se colleter avec l’ouvrage, par une dystopie puisant ses racines « dans les années 1600, «âge d’or» de la chasse aux sorcières en Normandie ».

Rouen, 2050. À la tête d’un angoissant centre de données, Luna fait capturer la mémoire des femmes – dans l’espoir de trouver la vérité sur le sort advenu à son frère, kidnappé enfant par une gitane forcément sorcière, rhabillée pour l’occasion en « féministe radicale » à la sauce punk ? Son empire technologique se trouve menacé par son rival en amour, un hacker surnommé « Le Trouvère », qui n’est autre que le fils de cette dernière – ou, du moins, croit-il l’être –, transformé en parfait sosie de Teodor Currentzis… Vingt ans plus tard, gisant sous respirateur, Luna ressasse d’une voix affaiblie, condamné à vivre encore, prisonnier de ses propres souvenirs.

Ainsi exposé, l’argument dramaturgique ne paraît assurément pas moins tiré par les cheveux que le livret de Salvatore Cammarano. Mais les metteurs en scène ont une façon virtuose de guider le spectateur, à travers les méandres de l’univers complet sur lequel est basée la narration – même si celui-ci n’est pas aussi impeccablement ficelé que dans leurs productions les plus abouties.

Essentielles à l’entremêlement des temporalités, les vidéos, entre réminiscences et hallucinations, réalisées avec maestria par Benjamin Juhel, Julien Roques et Timothée Buisson, ne sont pas le moindre atout du spectacle. Comme sont belles ces processions de prêtresses – chaperons rouges ou servantes écarlates –, à travers l’étonnante architecture de l’église d’Yvetot. Et quelle trouvaille ingénieuse, pour éviter un duel à l’épée à des chanteurs, a priori, peu versés dans l’art de l’escrime, que d’en faire une partie de jeu vidéo, avec casque de réalité virtuelle !

Le tissu référentiel s’avère d’une telle densité que toute tentative d’en identifier les sources serait aussi vaine que fastidieuse. Ce qui n’empêche pas les metteurs en scène de laisser certaines pistes à l’abandon, même après un démarrage en trombe. Comme s’ils craquaient une allumette sans se soucier du devenir de la flamme – n’est-ce pas à cause de ce genre d’inattention qu’Azucena jeta son propre fils au feu ?

Une interrogation, enfin, nous aura taraudé : le public vient-il à l’opéra pour y voir un succédané de l’esthétique Netflix ou assimilée – mais puisque le cinéma a longtemps imité le théâtre lyrique, ne s’agit-il pas, après tout, d’un juste retour des choses ? Quoi qu’il en soit, cette proposition scénique constitue le principal attrait de la production.

Étalé sur la quasi-totalité du parterre, l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie affiche de fort belles couleurs, que Pierre Bleuse s’évertue à creuser au prix d’un alanguissement qui, dans les deux premiers actes, entrave l’urgence dramatique, avant de revenir à une battue plus classiquement martiale, pour un résultat souvent tonitruant. Le plateau vocal n’a cependant rien à craindre, dont la majorité des protagonistes rivalisent de décibels – quand le chœur Accentus fait preuve d’une subtilité rare dans ce répertoire.

La basse saine et sonore de Grigory Shkarupa ouvre les hostilités, avec un Ferrando que les promesses de la jeunesse absolvent d’un manque de variété dans la conduite de son récit liminaire. Doté d’une décoiffante pétoire de plein air sur l’octave supérieure d’un instrument qui, plus bas, n’est que vague enrouement, Ivan Gyngazov ne semble pas animé de la moindre velléité de phrasé, débraillant Manrico jusqu’à la caricature.

De Leonora, Jennifer Rowley possède les moyens, et l’agilité même de cabalettes qui ne s’appesantissent, ni ne dérapent – c’est déjà beaucoup. Mais la nuance se refuse à ce soprano dès lors privé de grâce, et non exempt de stridences dans les envolées élégiaques de « D’amor sull’ali rosee ». Si son Luna ne peut prétendre à la morgue aristocratique d’un Ludovic Tézier, Lionel Lhote a, sur ses partenaires, l’avantage d’une ligne supérieurement souple et modulée.

Reste le cas Sylvie Brunet-Grupposo, dont l’Azucena censément habitée, et à l’émission très typée, sinon usée, oscille entre fulgurances et approximations. Manque de prévoyance ? Des prises de souffle insuffisantes brisent l’élan vers l’aigu, souvent tendu jusqu’au cri. Mais quel frémissement, quelle sincérité dans ces inflexions dont la sensibilité instinctive, mieux, écorchée, va droit au cœur !

MEHDI MAHDAVI

PHOTO © MARION KERNO

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