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Mort d’une diva (éditorial du numéro de novembre)

21/10/2021

J’écris cet éditorial au lendemain de la disparition d’Edita Gruberova, survenue le lundi 18 octobre, à l’âge de 74 ans. Dans son prochain numéro, Opéra Magazine rendra évidemment à la diva slovaque l’hommage qu’elle mérite, incluant une chronologie de carrière et une discographie. En attendant, il n’est pas inutile de s’interroger sur ce qu’elle a représenté dans le paysage lyrique des cinquante dernières années.

Diva, Edita Gruberova l’était jusqu’au bout des ongles. D’abord par la grâce d’une voix phénoménale, au timbre charmeur, à la technique éblouissante, au suraigu dévastateur. Ensuite par une personnalité artistique hors norme, qui l’a conduite à s’approprier des rôles beaucoup trop lourds et tendus pour elle, en créant un théâtre vocal et scénique éminemment personnel, devant lequel ses adorateurs se pâmaient, quand ses contempteurs n’y voyaient que maniérismes et vulgarités.

Aucune cantatrice du dernier demi-siècle n’a été aimée ou détestée avec la même ferveur -qu’Edita Gruberova. L’intéressée se montrait sensible aux témoignages d’admiration – l’accueil que ses fans lui réservaient, au rideau final, avait quelque chose d’hallucinant – et ignorait les critiques, poursuivant imperturbablement le chemin ouvert en 1990, avec sa prise de rôle d’Elisabetta dans Roberto Devereux, au Liceu de Barcelone.

Qu’allait donc faire cette Reine de la Nuit acclamée aux quatre coins du monde depuis vingt ans, cette Zerbinetta et cette Lucia d’exception, dans un emploi auquel rien ne la prédisposait ? La réponse tient sans doute dans une phrase : Edita Gruberova se faisait plaisir. En Elisabetta comme, plus tard, en Anna Bolena, Norma ou Lucrezia Borgia. Et comme elle procurait un plaisir tout aussi intense à ses admirateurs, elle ne voyait aucune raison de s’en priver.

Pourquoi pas ? Personnellement, la disproportion entre les exigences de chacune de ces héroïnes et les moyens réels de la cantatrice m’a toujours dérangé. D’autant que, pour compenser une voix irréductiblement trop légère pour soutenir la violence et les tensions de l’écriture, Edita Gruberova avait pris l’habitude d’en rajouter dans les effets : graves exagérément poitrinés, ports de voix trop systématiques, soupirs, râles… sans oublier des mimiques surjouées. Mais c’était mon avis, et je n’ai jamais obligé personne à le partager.

Mon rôle de critique était de décrire ce que je voyais et entendais. D’expliquer pourquoi cela ne me semblait pas correspondre aux prérequis de l’ouvrage. Après, chacun était libre d’aimer ou de ne pas aimer. Edita Gruberova n’a jamais pris le public en traître. Quand on achetait une place pour une représentation de Roberto Devereux ou Norma avec elle, on savait très exactement à quoi s’attendre – si l’on avait un doute, il suffisait d’aller jeter un œil et/ou une oreille à ses enregistrements audio et vidéo. Et elle se donnait toujours à fond, en veillant à se présenter au public dans une forme optimale.

Pour cette raison, je l’ai toujours respectée. Je continue à adorer sa Giunia de Lucio Silla et son concert d’airs de concert virtuoses de Mozart, à Graz, tous deux avec Nikolaus Harnoncourt au pupitre (Teldec/Warner Classics). Et je n’oublierai jamais la première fois où je l’ai vue en scène, un soir de 1984, à Vienne. Elle chantait Lucia dans l’une de ces représentations de répertoire typiques du Staatsoper et, par sa seule présence, transcendait tout ce que la production, le chef et les partenaires pouvaient avoir de routinier.

C’est la jeunesse et la fraîcheur de la voix qui m’ont d’emblée empoigné. Puis la longueur du souffle, la beauté des aigus filés, et cette manière unique d’attaquer une note forte pour la diminuer subitement jusqu’au murmure. Sans que ce numéro de funambule ne sonne jamais gratuit : les roulades et notes piquées n’étaient pas celles d’un oiseau mécanique, mais contribuaient vraiment à la composition du personnage.

C’est de cette Edita Gruberova-là dont je me souviendrai. Elle mérite plus que largement sa place au Panthéon des divas du XXe siècle.

RICHARD MARTET

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