Comptes rendus Calixto Bieito rate Falstaff à Hambourg
Comptes rendus

Calixto Bieito rate Falstaff à Hambourg

24/02/2020

Staatsoper, 4 février

Seul dans sa bergère à oreilles entourée de cadavres de bouteilles de champagne, Falstaff gobe une plâtrée d’huîtres avec force bruits de déglutition. Ce préambule peu ragoûtant plante d’emblée le décor, vaste plateau nu dans la pénombre duquel évolue, révélant tantôt sa façade, tantôt un intérieur sur deux niveaux, un pub dépourvu de charme, comme il s’en trouve par dizaines dans les bourgades de Grande-Bretagne, à l’enseigne de la « Tête-de-Sanglier » (« Boar’s Head »), empruntée non aux Joyeuses Commères de Windsor (The Merry Wives of Windsor), mais à Henri IV (Henry IV) – une façon comme une autre, pour Calixto Bieito, de montrer qu’il connaît son Shakespeare.

Plutôt qu’un habitué mauvais payeur, le chevalier déchu, en sweat à capuche zippé, tee-shirt jaune pas très net et jean informe, est le chef et tenancier de cet établissement, où l’achat d’une bière pour le prix de deux donne droit à une deuxième gratuite !

Il ne fallait certes pas être devin pour prédire que le metteur en scène, caricature d’iconoclaste quand l’inspiration lui fait défaut, plongerait la comédie des adieux de Verdi au théâtre lyrique dans une atmosphère aussi glauque. Car la légèreté est définitivement absente de ce qui voudrait se faire passer pour une dénonciation, dès lors complaisante autant que simpliste, de la grossophobie – voyez ces dames, cruelles à force de bêtise, brandir une banderole réclamant plus d’impôts pour les gros !

À notre époque désenchantée, Nannetta et Fenton ont, depuis longtemps, dépassé le stade des baisers fugaces derrière un paravent. Faire l’amour à l’étage, pendant que le « deux à trois » de Sir John et d’Alice se fige, interminable, faute de rythme, d’humour, et de panier à linge, conduit inévitablement à un test de grossesse, dans les mêmes toilettes sordides, où Falstaff s’enferme pour ruminer son humiliation – un seau d’eau sur la tête en guise de plongeon dans la Tamise, notre siècle aux valeurs corrompues manque décidément de panache…

Atteignant un bien morne paroxysme, avec un lynchage à coups de ceintures, le dernier tableau achève d’annihiler la vivacité poétique d’une partition où Verdi multiplie, jusqu’à l’apothéose de la fugue finale, les clins d’œil facétieux à son immense carrière d’apôtre du « melodramma ».

La fosse ne s’en fait pas davantage l’écho, à cause d’un orchestre (Philharmonisches Staatsorchester Hamburg) à la palette terne, que la baguette d’Axel Kober, dont le seul mérite est de tenir les ensembles, n’incite pas à sortir de sa zone de confort, pour s’aventurer sur la voie de la jubilation. Rien, en somme, ne fuse, ni ne pétille.

Pour ne rien arranger, le plateau vocal peine, dans sa grande majorité, à s’élever au-dessus de la médiocrité. À commencer par les comprimari, qui sont une offense aux vertus communément admises du système de troupe. Les tourtereaux font meilleure figure – Oleksiy Palchykov, Fenton très à son avantage en caleçon et chaussettes, mais dont le ténor est plus efficace que séduisant, moins qu’Elbenita Kajtazi, Nannetta dotée d’un soprano joli comme un cœur.

La tessiture, manifestement bien trop grave, de Mrs. Quickly force Nadezhda Karyazina à réduire le texte en bouillie sans pour autant parvenir à ses fins, tandis que le chant acide, trémulant et vulgaire de Maija Kovalevska se reflète dans un jeu épouvantablement maladroit, qui transforme Alice, déjà rien moins que sympathique dans la vision de Bieito, en mégère vindicative.

Elle n’en est que mieux appariée à Markus Brück, poussé par la jalousie de Ford vers un expressionnisme qui pourrait, à la limite, convenir au délire paranoïaque de Macbeth, mais tend à sacrifier la ligne aux mots, au point de confondre le parlando avec un Sprechgesang hors de propos.

Au milieu de ce désert d’italianità, Ambrogio Maestri est un cas à part, tant son physique débordant, ici exposé sans ménagement, colle au Falstaff « immenso, enorme » acclamé par ces hypocrites gredins de Pistola et Bardolfo. Le timbre, l’ambitus, la langue, surtout, ne le prédisposent pas moins à se glisser dans les plis et replis adipeux de la peau de ce personnage hors norme.

Mais il advient assez vite que l’évidence même d’un tel naturel se heurte à une technique fragile, sinon rudimentaire, qui rend les allégements laborieux, et les passages en falsetto ingrats. L’un des rôles les plus gratifiants du répertoire ne saurait être résumé à quelques répliques, mais le génie de Verdi n’est-il pas d’exiger de son protagoniste qu’il fasse passer son instrument dans le chas d’une aiguille, pour mieux éclabousser ce monde où « tutto è burla » de son irrésistible démesure ?

MEHDI MAHDAVI

© MONIKA RITTERSHAUS

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