Stavros Niarchos Hall/GNO TV, 14 février
Après une consensuelle Madama Butterfly (voir O. M. n° 168 p. 31 de janvier 2021), le Greek National Opera vient de mettre en ligne, sur sa propre chaîne GNO TV, une adaptation grinçante de Don Giovanni par John Fulljames, filmée les 10, 12 & 15 décembre 2020, et visible jusqu’au 31 juillet 2021.
Aussi glaciale et déshumanisée que la mise en scène de Michael Haneke, en 2006, à l’Opéra National de Paris – l’action avait été transposée dans les bureaux d’une société du quartier de La Défense –, la tragédie s’enracine ici dans un hôtel aseptisé, comme on en trouve dans la plupart de nos métropoles ultramodernes. Chambre, couloirs, ascenseur, accueil, terrasse, arrière-cour… Les décors de Dick Bird apparaissent ou disparaissent pour coller à l’esthétique futuriste et aux procédés cinématographiques, revendiqués par cette lecture.
Homme d’affaires (?) crapuleux, Don Giovanni – accompagné de son secrétaire (et homme de main) Leporello – vient de passer une soirée orgiaque quand, chassé de sa chambre en désordre au petit jour, il tombe sur Donna Anna, éméchée. Sans hésitation, il pousse la jeune femme sur son lit pour abuser d’elle, mais celle-ci alerte son père qui, la découvrant à moitié nue, affronte Don Giovanni, qui s’empresse de le tuer.
À partir de cet instant, la vie du meurtrier bascule, chacun de ses gestes, chacune de ses tentatives pour éviter le danger l’entraînant irrémédiablement dans une spirale incontrôlable, dont il ne pourra se libérer.
Cet homme encore alerte, malgré ses cheveux blancs et son léger embonpoint, prend alors tous les risques, se moquant de cette femme qui le poursuit de ses assiduités (Donna Elvira, arrivée à l’hôtel avec ses bagages !), séduisant, aux yeux et à la barbe de son futur époux, une jeune délurée venue là pour fêter ses fiançailles, manquant de se faire tirer dessus, au cours d’une soirée dansante, mais parvenant à s’échapper à temps, en profitant de l’agitation générale.
Après avoir régné sur les hauteurs et embrassé du regard l’immensité de la ville, Don Giovanni doit cependant, dans la seconde partie, s’aventurer dans les bas-fonds, caché dans une impasse. Certes, il tient encore les rênes et prend toujours plaisir à humilier Leporello, qu’il force à prendre sa place, se retrouvant, par le plus grand des hasards, face à la dépouille du Commandeur, accrochée dans une chambre froide.
Avant l’ultime châtiment, Don Giovanni regagnera sa chambre, pour gouter une dernière fois aux plaisirs de la chair, avant que le personnel de l’hôtel, bien rodé, ne vienne, comme pendant l’Ouverture, effacer les traces de ses libations.
À la fois débonnaire et sûr de lui, affable et redoutable, Tassis Christoyannis incarne un Don Giovanni revenu de tout, que rien ni personne ne peut saisir. Présent même lorsqu’il tente de se dissimuler, son personnage vampirise chaque scène qui s’enchaîne, comme au cinéma, par de fréquents fondus au noir, adroitement réalisés. Le timbre du baryton grec n’est pas des plus exceptionnels, mais sa diction et son engagement, associés à la décontraction et à la justesse de son jeu, font le prix de cette lecture originale.
Un peu perdu dans son costume trop large, le Leporello de Tassos Apostolou, vocalement basique, répond au concept de la mise en scène, sans laisser émerger une réelle personnalité. Anna Stylianaki, en revanche, impose une efficace Donna Elvira, mais comment oublier les caractérisations haletantes de Mireille Delunsch ou de Véronique Gens chez Haneke ?
Le couple Donna Anna/Don Ottavio, assez terne, sauve les meubles, grâce à la présence, dans la fosse, d’un vrai chef de théâtre, Daniel Smith, boule d’énergie, d’intensité et d’intuition musicale. Le chef australien garde le tempo sans le moindre relâchement, tout en sachant maintenir la dynamique et apporter au discours toute sa clarté.
Nikos Kotenidis est un excellent Masetto, nuancé dans son jeu. Chrissa Maliamani campe une Zerlina rouée, qui sait précisément ce qu’elle veut – il suffit de la voir, pendant « Vedrai, carino », câliner Masetto, tout en aguichant Don Giovanni, posté en embuscade. Enfin, Petros Magoulas chante admirablement bien le Commandeur, rôle si souvent sacrifié.
FRANÇOIS LESUEUR
© GNO/ANDREAS SIMOPOULOS