Comptes rendus Einstein sans Wilson à Genève
Comptes rendus

Einstein sans Wilson à Genève

01/10/2019

Grand Théâtre, 11 septembre

Comme un pavé dans la mare – plus du théâtre que de l’opéra d’ailleurs, à l’époque de sa création scénique, au Festival d’Avignon, le 25 juillet 1976 –, Einstein on the Beach, conçu par deux Américains, Philip Glass, compositeur, et Robert Wilson, homme de spectacle, balayait d’un trait une conception linéaire du récit, au profit d’un théâtre d’images s’étirant avec une lenteur sacrée, ensorcelante. La figure d’Einstein, et la théorie de la relativité, furent le prétexte d’un premier « opéra-portrait », suivi d’un second, consacré à Gandhi (Satyagraha, 1980) et d’un troisième, à Akhenaton (Akhnaten, 1984) – « trois hommes qui ont changé le monde où ils vivaient par la force de leurs idées ».

En France, Einstein on the Beach n’a jamais été donné que dans la mise en scène originale de Bob Wilson, accompagnée par le Philip Glass Ensemble et interprétée par la Lucinda Childs Dance Company (dernière tournée entre 2012 et 2014, accueillie à l’Opéra Berlioz de Montpellier et au Théâtre du Châtelet, à Paris). C’est donc avec curiosité que l’on a découvert la nouvelle production du Grand Théâtre de Genève, marquant à la fois le début du mandat d’Aviel Cahn à la tête de l’institution et la création scénique suisse de l’ouvrage.

Quand on pénètre dans la salle, encore éclairée, l’opéra a déjà commencé : sur le devant, une femme compte. Un peu plus tard – la pénombre s’est faite –, Einstein, à son bureau, compte lui aussi, note au tableau des formules, réfléchit, tandis que des assistants déposent des livres, les reprennent… Des feuilles s’envolent, bientôt c’est toute la bibliothèque qui s’élève, doucement, jusqu’à atteindre le ciel et la galaxie entière : une image forte.

Le metteur en scène suisse Daniele Finzi Pasca reprend les impressions marquantes, essentiellement tirées de photos de la vie d’Einstein, qui structurent l’ouvrage. Mais, à la danse rigide et obsessionnelle de Lucinda Childs, associée à la lenteur sublime du geste wilsonien, il oppose une suite d’images bon enfant, volontiers naïves et parfois humoristiques – ce qui ne trahit nullement le propos de Philip Glass qui, lorsqu’il composait des musiques de scène pour Samuel Beckett, affirmait qu’il n’était pas nécessaire que sa musique « reflète l’action, ni même qu’elle ne la reflète pas ».

Daniele Finzi Pasca entend ainsi se situer du côté du cirque et des acrobates, avec pantomimes, théâtre d’ombres et images vidéo psychédéliques, à partir de différents éléments qui accompagnent, symboliquement ou pas, la figure d’Einstein : la roue de vélo, le train, la plage, l’avion, etc. Un clown apparaît entre les actes, refermant puis ouvrant le rideau de scène, à la manière d’une parade, entre Les Mamelles de Tirésias de Poulenc et la noce d’Amarcord de Fellini.

Les images sont souvent séduisantes : la sirène agile et effrontée dans le ciel, la naïade dont les voiles se déplient dans un immense cylindre de verre rempli d’eau, ou encore la prison, visualisée par le mouvement aérien de barrières de néons devenant une forêt de machines en action. Ailleurs, la répétition fatigue : les jeux de plage interminables, les baigneurs observés à la loupe, et ce cheval, certes magnifique, qui apparaît à trois reprises. Et que penser de ces moines tibétains dansant le hip-hop, ou de ce finale avec toréros en habits de lumière, dont la chorégraphie comique ne semble là que pour faire sourire ?

Le glacis bleuté wilsonien a fondu en une suite de numéros de prestidigitation multicolores. La grandeur spirituelle de l’ouvrage s’en trouve émoussée. Les visages combinés du messie de la modernité technologique, du pacifiste qui contribua à l’invention de la bombe atomique, du violoniste amateur et de l’homme qui tira la langue au monde entier, disparaissent derrière un personnage de cinéma muet, enfermé dans un songe béat et goguenard.

N’oublions pas, pour autant, le rituel qu’impose la musique. Même si l’on aurait souhaité un volume sonore plus dense (et plus fort !), ce qui sort de la fosse demeure fidèle à une partition qui a plus à voir avec l’énergie du rock qu’avec l’ascétisme webernien. Le chef suisse Titus Engel joue la finesse d’un plus grand registre dynamique, quitte à favoriser différentes sections et à travailler l’articulation pour en faire ressortir les timbres spécifiques, en ménageant des interventions solistes d’anthologie : la violoniste Madoka Sakitsu, dans « Knee Play 4 », ou le saxophoniste ténor Andres Castellani, dans « Building ».

La jeunesse des étudiants de la Haute École de Musique de Genève renouvelle sensiblement l’interprétation d’Einstein on the Beach, avec une virtuosité qui emporte aussi bien le chœur, moins métronomique que celui du Philip Glass Ensemble, mais tout aussi haletant. Et quand la soprano solo Ana Gabaldon monte sur scène pour entonner, avec beaucoup de grâce, l’aria de « Bed », elle se fait applaudir comme à l’opéra.

Preuve que l’ouvrage, longuement acclamé en cette soirée de première, est définitivement passé du côté du répertoire traditionnel.

FRANCK MALLET

PHOTO © CAROLE PARODI

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