Avec deux productions quasi simultanées de Castor et Pollux, Dijon – où Rameau a vu le jour, en 1683 – et Paris – où il s’est éteint, en 1764 – ont rendu, en cette année anniversaire, un hommage mérité au plus grand compositeur d’opéra français du XVIIIe siècle.
Comment monter aujourd’hui un ouvrage aussi complexe que Castor et Pollux ? À cette question, l’Australien Barrie Kosky apporte une réponse radicale à l’Opéra de Dijon. Pas de reconstitution, aucune référence au XVIIIe siècle, mais, en guise de décor, un cube de bois clair bientôt envahi par un tertre noir, tombeau et entrée des Enfers. Les costumes sont d’aujourd’hui, vestes, pantalons et robes ultra simples.
Mais si Barrie Kosky sacrifie à cette esthétique de la pauvreté, c’est pour mieux défendre son propos et affirmer son intérêt pour le déchaînement des passions qui parcourt ces cinq actes – d’autant plus violent dans la version choisie (1754), largement remaniée par le compositeur et autrement plus dramatique que la précédente. Le rôle de Phébé, maladivement jalouse de sa sœur Télaïre, y est plus développé, et le premier acte, qui remplace l’ancien Prologue, a le mérite de donner à l’action un point de départ logique – on y voit Castor périr sous le fer de Lyncée en un combat sanglant.
Tout cela ne va pas sans quelques coupures regrettables dans les danses, quelques facilités pseudo-provocatrices (les petites culottes que font glisser les tentatrices venues troubler Pollux), des épisodes chorégraphiques que la mise en scène tente d’intégrer à l’action et qui se réduisent parfois à des piétinements hasardeux, et un jeu d’acteurs hystérique mettant les interprètes à rude épreuve. On y voit des dieux ridicules (Jupiter en haut-de-forme à voilette, Mercure, ses ailes, ses talons blessés), des créatures infernales grotesques, et l’on reconnaît bien là l’humour décalé et grinçant propre à certains réalisateurs anglo-saxons.
Mais ce que dévoile le travail de Barrie Kosky, c’est que, derrière une musique d’une renversante élégance et un texte d’une poésie raffinée, se cache un monde cruel, voire barbare. Est-ce cela qui a séduit le public de l’English National Opera, en 2011, et qui a valu à cette coproduction avec le Komische Oper de Berlin (qui l’a accueillie en mai dernier) de remporter le « Laurence Olivier Award » du meilleur spectacle lyrique de l’année, en 2012 ? Les Opéras de Dijon et Lille se sont associés pour cette reprise, première réalisation de Barrie Kosky montrée en France ; elle ne plaira pas à tout le monde, mais elle est loin d’être négligeable.
La distribution est inégale. Deux points faibles : le Mercure bondissant mais coassant d’Erwin Aros, et surtout le Castor de Pascal Charbonneau, scéniquement impressionnant mais incapable de faire face à une tessiture qui l’oblige à crier ses aigus. Quelques sons émaciés dans l’extrême grave n’empêchent pas Henk Neven d’être un Pollux noble et attachant.
Frédéric Caton et Geoffroy Buffière assurent dignement les rôles de Jupiter et du Grand Prêtre. Emmanuelle de Negri, lumineuse Télaïre, chante avec goût. On ne résiste pas, enfin, à la Phébé de Gaëlle Arquez ; la voix est généreuse, le timbre somptueux, le phrasé habité, et la comédienne n’est pas en reste.
Le chœur du Concert d’Astrée, que la mise en scène ne ménage pas plus que les solistes, fait de son mieux. L’orchestre sonne toujours brillamment ; à sa tête, Emmanuelle Haïm confirme son habituelle vitalité, et sa direction colle à la vision de Barrie Kosky, mais on attend toujours de sa part davantage d’imagination et de fantaisie. Rien ne sied plus mal à Rameau que l’uniformité des mouvements et des couleurs.
Au Théâtre des Champs-Élysées, c’est encore la version de 1754 qui a cours. Au radicalisme à tout crin de son confrère australien, Christian Schiaretti préfère une vision moins perturbante, sans pour autant trébucher sur la plus banale convention. Le fantastique, chez lui, reprend ses droits, alors que Barrie Kosky ne lui laissait aucune place, ce qui génère quelques fort belles images ; l’évocation des Enfers, en particulier, éclairage rougeoyant et vraies flammes, est saisissant.
Les costumes très réussis de Thibaut Welchlin se réfèrent à l’Antiquité grecque, lignes fluides et drapés pour les femmes, longues jupes et torses nus, ou cuirasses pour les hommes. L’idée d’un décor prolongeant l’auditorium et renvoyant à l’architecture du lieu de représentation n’est pas nouvelle ; mais la réplique d’une partie du TCE (l’atrium, le lustre de la salle…) imaginée par Rudy Sabounghi ne manque pas d’allure, ses lignes pures et ses fresques pouvant s’intégrer sans mal dans un contexte « antique ».
Les danses restent la pierre d’achoppement dans laquelle se prennent les pieds bon nombre de metteurs en scène. Elles demeurent, ici, divertissements, échappées nécessaires hors des frontières du tragique ; si elles ne tentent que rarement de faire partie de l’action, elles ne donnent pas non plus l’impression d’être plaquées inutilement. La chorégraphie d’Andonis Foniadakis est convulsive et nerveuse ; regrettons qu’elle soit aussi très souvent répétitive, ce qui n’a pas manqué de déclencher des réactions intempestives et excessives du public.
Mais le travail très sobre de Christian Schiaretti a rassuré les inquiets ; c’est celui d’un homme de théâtre qui sait diriger des comédiens et obtenir d’eux le maximum, un jeu suffisamment souple, une maîtrise du mot de manière à donner une crédibilité aux personnages. On imagine Kosky mettant en scène Shakespeare, et Schiaretti plus à son aise dans la rigueur de la tragédie racinienne. Ce qui n’empêche pas sa narration d’avoir du rythme et du mouvement.
Hervé Niquet fait face à ses musiciens du Concert Spirituel, une formation dont le son est devenu plus rond, plus chaleureux, plus brillant, en un mot plus séduisant. Son dynamisme est communicatif, mais sa tendance à se maintenir souvent dans une nuance mezzo forte peut conduire à la monotonie.
Dans l’ensemble, l’équipe de chanteurs est satisfaisante. Hasnaa Bennani est la plus délicieuse des Ombres heureuses, et redonne vie aux quelques répliques de Cléone (à Dijon, elle avaient été intégrées au premier récitatif de Phébé). Marc Labonnette est un Grand Prêtre très digne, et Jean Teitgen un Jupiter à tête d’oiseau, à la voix sombre et sonore. Mercure juvénile, Reinoud Van Mechelen est décidément un ténor à suivre.
Michèle Losier campe une Phébé distinguée, dont l’élocution laisse parfois à désirer – mais comment égaler Gaëlle Arquez ? Omo Bello ne possède pas encore la discipline vocale nécessaire à tout interprète de Rameau ; on la sent hésitante, mais elle prête à Télaïre un timbre d’une exquise fraîcheur.
Sans être vraiment une haute-contre à la française, John Tessier domine la tessiture de Castor qui éprouvait tant Pascal Charbonneau (un Canadien comme lui). Edwin Crossley-Mercer, enfin, trouve en Pollux un emploi mettant en valeur ses précieuses qualités de musicalité, de phrasé aussi éloquent dans la vaillance que dans la douceur.
Deux productions de Castor et Pollux en moins d’un mois, c’est une aubaine. Aucune des deux n’est parfaite, aucune n’est à dédaigner. Au printemps prochain, le Théâtre du Capitole de Toulouse proposera la sienne. Rameau deviendrait-il à la mode ?