Comptes rendus Guerre et Paix visuellement raté à Genève
Comptes rendus

Guerre et Paix visuellement raté à Genève

30/09/2021

Grand Théâtre, 21 septembre

En général, quand on met en scène Guerre et Paix, l’opéra fleuve de Prokofiev, qui comporte pas moins de vingt-huit rôles, des chœurs monumentaux et dure presque quatre heures, on a recours à un grand plateau, à des changements de décor fréquents, à une multitude de costumes convenant aux nombreux tableaux de l’intrigue. Calixto Bieito, pour l’ouverture de saison du Grand Théâtre de Genève, fait le contraire : il resserre l’action dans un cadre de scène restreint (un salon moscovite rococo de la fin du XVIIIe siècle), n’en change pas (le salon finira, tout de même, par se désagréger lors de la seconde partie) et fait en sorte que les costumes (à caractère contemporain) n’évoluent guère.

Ce parti pris de l’économie, qui constitue un contre-pied à l’esprit de l’œuvre, a, paraît-il, un fondement dramaturgique. Dans le programme, Beate Breidenbach, la dramaturge du spectacle, écrit : « Calixto Bieito s’intéresse à une autre guerre que celle qui oppose deux nations hostiles. La société qu’il montre dans sa production ne combat pas un ennemi visible. Ces personnes ont affaire, avant tout, à un ennemi qui s’est niché au plus profond d’elles-mêmes – elles luttent contre l’inconnu, l’insécurité, l’abîme de la peur. Elles se débattent avec l’énigme de leur humanité. »

Pourquoi pas ? Encore que cette réflexion pourrait s’appliquer à n’importe quelle œuvre. Mais qu’est-ce qui, dans celle-ci, la justifie ? À partir de quoi le metteur en scène espagnol s’appuie-t-il pour bâtir sa thèse ? Lorsque le rideau se lève, les personnages, qui sont déjà tous en scène (et le resteront quasiment tout le temps), émergent de bâches en plastique qu’ils déchirent, comme pour sortir d’un cocon. Lors du bal, ces bâches auront encore un rôle de premier plan : elles seront manipulées, secouées, pliées, entortillées, sans qu’on sache pourquoi et comme dans un jeu d’enfant.

Cette facétie n’est que la première d’un spectacle ridicule. Elle sera suivie par bien d’autres, comme trépigner sur un canapé, faire de la varappe sur les murs ou se rouler par terre à tout bout de champ. Jusqu’au tableau final, où les choristes, revêtus de combinaisons blanches, un tube fluorescent à la main, chantent devant des vidéos « new age », comme les adeptes d’une secte, dont Koutouzov serait le gourou.

Dans le programme, la dramaturge évoque aussi Luis Buñuel et L’Ange exterminateur, pour expliquer les effets de mise en scène que l’on peut associer au surréalisme. En fait, c’est surtout l’absence totale d’idées, la pauvreté du propos et le manque d’imagination qui s’imposent tout du long. Calixto Bieito n’a rien à dire, il meuble comme il peut et plonge le spectateur dans un ennui profond.

Quelques trouvailles surnagent parfois dans ce naufrage, comme le traitement du personnage de Karataïev – incarné par le ténor ukrainien Alexander Kravets –, qui apparaît ici comme un vieillard dépouillé de tout, en slip sale, porteur à lui seul de toute l’humanité…

C’est d’autant plus regrettable que, sur le plan musical, la réussite est totale. Pour sa première saison « en vrai », Aviel Cahn, directeur général du Grand Théâtre de Genève, a réuni une distribution idéale. Elle est dominée par le couple André/Natacha, aussi beau à voir qu’à entendre, que forment le baryton allemand Björn Bürger et la soprano arménienne Ruzan Mantashyan.

Lui, avec un physique de jeune premier romantique et une voix bien timbrée, pas très puissante, mais qui se projette bien (on imagine quel Onéguine il doit faire !). Elle, tout en justesse et en sensibilité, avec une voix lyrique et charnue, qui passe, avec beaucoup d’émotion, de l’insouciance du début à la gravité de la fin (elle serait une parfaite Tatiana !).

Les deux ténors, le Suédois Daniel Johansson et le Tchèque Ales Briscein, se complètent très bien, le premier avec une ligne de chant poétique et une fragilité qui rendent son Pierre très attachant, le second avec toute la veulerie qui caractérise le personnage d’Anatole. Le beau mezzo d’Elena Maximova et la basse puissante de Dmitry Ulyanov complètent cette distribution, dont il faudrait citer tous les noms.

On ne peut, enfin, que couvrir d’éloges la qualité et la justesse du Chœur du Grand Théâtre de Genève, même si les pages nationalistes et guerrières qui lui sont dévolues ne sont pas forcément celles qu’on préfère. Et féliciter le chef, l’Argentin Alejo Pérez, qui parvient à donner une colonne vertébrale et un souffle lyrique à l’ensemble, alors que le metteur en scène ne lui facilite pas la tâche.

PATRICK SCEMAMA

PHOTO © CAROLE PARODI

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