Theater an der Wien/www.myfidelio.at, 1er mai
Situer l’intrigue de L’Ange de feu dans un asile d’aliénés peut s’apparenter à un choix simpliste, et les écueils à éviter sont nombreux. Dans cette nouvelle production du Theater an der Wien, filmée le 16 mars, à huis clos, pour une diffusion le 1er mai, Andrea Breth s’y emploie, évitant de résumer l’œuvre à un cauchemar porté par la seule Renata, choisissant plutôt d’en faire une hallucination collective. Comme un rituel où chacun s’adonne consciencieusement au rôle qu’il s’est assigné, quitte probablement à en changer lors de la prochaine rêverie.
D’où le choix, radical, de garder le même décor et les mêmes costumes jusqu’à la fin, ce qui revient à ne pas caractériser certains personnages, lorsqu’ils sont confiés au même chanteur : ainsi de Jacob Glock et du Médecin, fondus en un être besogneux, inquiétant, mais aussi d’Agrippa von Nettesheim, qui préfigure Méphistophélès (il nourrit ses chiens, puis arrache à pleines dents le cœur d’un jeune garçon, continuité là encore).
Que l’auberge, la ville ou le couvent restent confinés dans d’imperturbables et glaciales grilles médicalisées, est légèrement déroutant. Mais ce décor, nimbé d’une lumière uniformément grise, impose progressivement une logique circulaire de folie intérieure, parfaitement réglée dans son déroulement.
Parfois, le grotesque s’impose : Agrippa et la Patronne de l’auberge esquissent un tango, tandis que Ruprecht s’affale dans une baignoire, indifférent à Renata qui lui déclare sa passion. Mais, dans cet asile de fous, qui ressemble à une cour des miracles, la cohérence s’impose par sédimentation.
Si la lassitude guette souvent, la récompense surgit lors d’une scène finale impressionnante. Un empilement de lits de fer, imbriqués les uns dans les autres, construit une manière de cathédrale (si l’on est inspiré) ou d’échafaudage (si l’on reste prosaïque). Là se vautrent, hystériques, les nonnes, dont le chœur se déchaîne avec violence, crescendo satanique sous la houlette discrète de Méphistophélès, debout à mi-hauteur, comme à la proue d’un navire. Emportée par un plateau tournant, cette nef (des fous, forcément) engloutit Renata, qui rampe en vain, écrasée sous cette masse frénétique.
Les chanteurs jouent pleinement le jeu, en rivalisant de postures grimaçantes, mus par des gestes répétitifs et vains, dans une ronde sans fin. À Aix-en-Provence, en 2018 (voir O. M. n° 142 p. 35 de septembre), Ausrine Stundyte campait une Renata exceptionnelle. Dans cette production, elle retrouve le rôle avec autant d’engagement et de profondeur.
Résolument habitée, la soprano lituanienne joue de son corps, contorsionné, et de son visage, d’une expressivité incessante, faisant entendre un chant lumineux, où la qualité des aigus le dispute au médium, soyeux et tendre, entre psalmodies et déchirements.
À Ruprecht, ici clochardisé, errant, las, Bo Skovhus donne un chant de douleur, voix sonore et bien projetée, hachée parfois, pour mieux dire la détresse du personnage. Après l’amuse-gueule d’Agrippa, Nikolai Schukoff assoit rapidement la truculence malsaine de Méphistophélès, qu’il incarne avec hauteur.
Tous les autres rôles sont parfaitement tenus, à l’image de Natascha Petrinsky, impeccable en Patronne de l’Auberge, puis en Mère supérieure, dont les aigus assurés sont tranchants comme le scalpel qu’elle tient en main.
Dans la fosse, Constantin Trinks contient les fureurs orchestrales pour servir le plateau avec attention, tout en donnant à entendre les marches brutales de Prokofiev lorsqu’elles s’imposent.