Comptes rendus Le Forgeron de Schreker à Anvers
Comptes rendus

Le Forgeron de Schreker à Anvers

11/02/2020

Opera Vlaanderen, 4 février

Dans son introduction à l’ultime opéra de Franz Schreker (1878-1934), récemment parue dans ces colonnes (voir O. M. n° 158 p. 9 de février 2020), Laurent Barthel le décrivait ainsi : « Une sorte de farce populaire à grand spectacle, mais que même la recrudescence manifeste de la popularité de son auteur peine aujourd’hui à ramener sur le devant de la scène. Peut-être, cependant, qu’une véritable production, et pas seulement l’écoute du seul enregistrement disponible (…), pourrait donner un autre intérêt à cette adaptation d’une vieille légende flamande. »

Il ne se trompait pas. Tel que nous l’avons découvert dans cette nouvelle production de l’Opera Ballet Vlaanderen, Der Schmied von Gent (Le Forgeron de Gand), créé à Berlin, en 1932, intéresse. La scène permet d’abord d’exalter le caractère spectaculaire de ce « Grosse Zauberoper » (« grand opéra féerique »), notamment dans d’impressionnants tableaux d’ensemble. Elle lui apporte ensuite une verve que le disque lui refusait, en offrant un contrepoint visuel à ce « chant de conversation » qui caractérise, entre autres choses, le style du dernier Schreker.

Pour qui perd la tête en voyant et écoutant Der ferne Klang (1912) ou Die Gezeichneten (1918), Der Schmied von Gent peut paraître un rien rebutant et avare d’émotion. Ni le livret (de la main du compositeur), ni l’écriture vocale (sauf en de rares moments) ne débordent, en effet, de cette sensualité vénéneuse, de ce post-romantisme décadent et paroxystique, qui font des deux titres précités d’irrésistibles chefs-d’œuvre. Mais Schreker, même quand il adapte des chansons folkloriques (ce qui est souvent le cas ici, dans un souci revendiqué de rendre sa musique plus accessible au grand public), reste un orchestrateur de génie.

On succombe donc au somptueux flot instrumental surgissant de la fosse, éclectique certes (le compositeur était heureux du peu d’« homogénéité » de son style), mais d’une richesse, d’une variété et d’une complexité qui laissent l’auditeur bouche bée. Surtout avec Alejo Pérez, nouveau directeur musical de l’Opera Ballet Vlaanderen, au pupitre.

Dirigeant une phalange maison d’une précision et d’une homogénéité confondantes, dans une musique pourtant diabolique à exécuter, le jeune chef argentin offre une nouvelle confirmation de son exceptionnel talent. Aucune subtilité de cette partition foisonnante, luxuriante, rutilante, opulente, exploitant au maximum les possibilités d’un grand orchestre, particulièrement fourni en cuivres et percussions, ne lui échappe, sans que ce souci du détail l’empêche de construire une architecture sonore d’une cohérence et d’une puissance électrisantes.

Avec le concours des magnifiques Chœur et Maîtrise de l’Opera Ballet Vlaanderen, les finales des trois actes, qui rappellent curieusement ceux de Turandot, nous plongent dans l’extase. D’autant que le spectacle d’Ersan Mondtag, vif et fluide, veille à ce que l’attention ne se relâche jamais, du moins en première partie de soirée.

Le décor des actes I et II est astucieux, et réjouissant pour l’œil. Tournant sur lui-même, percé en son centre d’un tunnel, il présente deux faces : une sorte de village de poupées, aux façades bariolées, d’un côté ; un gigantesque diable grimaçant, tenant un nourrisson dans l’une de ses pattes griffues, de l’autre. On se croirait dans une fête foraine, référence on ne peut mieux venue dans cette farce grinçante, dont on rappellera l’intrigue.

En pleine guerre de Quatre-Vingts Ans (1568-1648), entre ce que l’on nommait alors les Pays-Bas et l’occupant espagnol, Smee, un forgeron gantois, est dénoncé comme résistant par son rival Slimbroek. Ruiné, il noue un pacte avec Lucifer pour devenir riche, en échange du don de son âme au bout de sept ans. Donnant asile à Joseph, Marie et l’Enfant-Jésus pendant leur fuite en Égypte, il obtient le droit de formuler trois vœux, dont il se sert, le terme venu, pour berner les envoyés du Malin, parmi lesquels figure Astarté, la déesse de l’Amour. Las, son petit royaume s’écroule et il perd tout.

Après sa mort, il tente d’entrer aux Enfers, sans succès, suite aux mauvais traitements qu’il a réservés aux suppôts de Lucifer, puis au Paradis, dont saint Pierre lui refuse l’accès, en raison de son pacte maléfique. C’est finalement saint Joseph qui l’accueillera au royaume des Cieux, en souvenir de l’aide apportée jadis et de son passé de patriote.

Mêlant joyeusement les sexes et les époques,  du XVIe siècle aux années 1950, les costumes bigarrés de Josa Marx sont un régal, et l’on s’amuse des diablotins cornus que le Malin envoie à Smee. Certes, celui-ci, dans son uniforme blanc à liseré rouge, ne ressemble en rien à un forgeron, pas plus que son rival, en mauve des pieds à la tête ; mais l’élément populaire et la dérision, constitutifs du livret, sont bien là, soutenus par une direction d’acteurs virevoltante et réglée au cordeau.

Après l’entracte, les choses se gâtent un peu, surtout pour qui n’a pas lu auparavant le propos du « dramaturge » (Till Briegleb) dans le programme de salle, ni vu de portrait ou photographie de Léopold II, dont Smee, après sa mort, endosse la longue barbe blanche et l’uniforme. Ersan Mondtag effectue, dans cet acte III, un parallèle entre l’oppression espagnole aux Pays-Bas et le sort indigne réservé par le roi des Belges aux populations asservies du Congo, entre 1885 et 1908.

Les époques s’entrechoquent encore, Léopold II assistant, effaré, à la proclamation de l’indépendance de son ancienne possession, en 1960, avant de se voir refuser l’entrée du Paradis, en raison de ses crimes, par un saint Pierre noir. Dès lors, on comprend mieux pourquoi Smee n’était pas un forgeron de la fin de la Renaissance, au I, et pourquoi ses richesses lui étaient apportées, au II, par des Africains en costume tribal.

Est-ce que cette « mise en abyme » ajoute quoi que ce soit à notre perception de l’opéra de Schreker ? À titre personnel, nous serions tenté de répondre par la négative. Surtout qu’Ersan Mondtag procède de manière un peu trop insistante, par exemple avec ce long discours de l’indépendance, retransmis par des haut-parleurs, ou ces images d’archives, projetées sur un écran, dans le salon où les Congolais, désormais libres, se sont rassemblés (franchement, nous préférions à ce décor celui des deux actes précédents !).

Sur le plan scénique, le bilan reste néanmoins positif, grâce également à une excellente équipe de chanteurs-acteurs. Difficile d’en détacher un, tant, nous l’avons dit, la ligne vocale n’est pas ce qui captive dans Der Schmied von Gent. On saluera, quand même, la performance du baryton Leigh Melrose en Smee, qui ne quitte quasiment jamais le plateau pendant quelque deux heures et vingt minutes de musique.

Der Schmied von Gent mérite décidément mieux que sa réputation, et cette production lui rend justice. L’ouvrage a-t-il, pour autant, une chance de s’inscrire durablement au répertoire ? Sans doute pas. D’abord, parce que Schreker était moins à l’aise dans le registre de la farce populaire que dans celui du drame psychanalytique sulfureux. Ensuite, parce qu’on ne retrouve pas ici l’extraordinaire fusion entre texte, chant et écriture orchestrale de Der ferne Klang ou Die Gezeichneten.

RICHARD MARTET

PHOTO © ANNEMIE AUGUSTIJNS

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