Opéra Bastille, 31 janvier
Opéra de la mer et de l’errance, Les Troyens proposent au fil de cinq actes un voyage au long cours. Mais une question vient à l’esprit après avoir vu et entendu la nouvelle production donnée à l’Opéra Bastille : où est le capitaine ? Car si les deux premiers actes sont magistralement tenus, les trois suivants sombrent corps et biens, faute d’un metteur en scène qui les ait compris et d’un chef qui ait su les défendre.
À Troie, Dmitri Tcherniakov partage le décor en deux parties : à gauche, une ville en noir et blanc, ravagée par la guerre ; à droite, un salon où se réunit la famille de Priam. Eva-Maria Höckmayr avait déjà utilisé ce procédé à Francfort, de même qu’elle avait eu l’idée de faire intervenir des personnages muets (Sichée, le mari de Didon), comme le fait ici Tcherniakov (Créuse, la femme d’Énée) qui, par ailleurs, essaye de nous faire comprendre que Cassandre veut la chute de la ville pour se venger de son père. Intention un peu confuse, mais qui ne nuit pas à l’intelligibilité de l’action.
De même, les inévitables projections (visages animés en gros plan, commentaires niais dévoilant les pensées des personnages) et le bandeau déroulant, annonçant les péripéties à la manière d’une chaîne d’information en continu (la scène de Sinon, qui n’est pas représentée, y est racontée !), n’ajoutent rien et se font vite oublier, tant l’urgence habite le plateau. La tragédie est là tout entière, musique et paroles, avec un chœur engagé, vaillant, et un Philippe Jordan qui prend possession de l’œuvre comme il ne l’avait pas fait dans La Damnation de Faust, et surtout pas dans Benvenuto Cellini. Sans grande poésie, sa direction est cependant dynamique et sert la violence du propos.
Et puis, il y a Stéphanie d’Oustrac qui, pour sa première Cassandre, renouvelle entièrement le personnage. Elle le doit autant à elle-même qu’aux idées de Tcherniakov, qui ne peut pas s’empêcher de lui faire allumer une cigarette au moment où le cheval est introduit dans la ville. Habillée de jaune, plus fille insoumise que vierge folle, elle n’a pas une voix volumineuse, mais il y a chez elle une incandescence qui balaye tout. La fin du II, où elle entraîne les femmes troyennes au suicide en avançant avec elles jusqu’à l’avant-scène, est un moment panique et euphorique irrésistible.
À ses côtés, Stéphane Degout paraît presque raide ; le personnage de Chorèbe ne se prête pas, il est vrai, à la même mobilité expressive, mais le chanteur est toujours aussi impeccable de diction et de phrasé. Les petits rôles sont tous bien tenus, à commencer par l’Hécube de Véronique Gens, choix on ne peut plus luxueux quand on pense que l’épouse de Priam n’intervient que dans l’« Ottetto » !
Si l’on oublie deux ou trois poncifs (la casquette de joueur de base-ball de Panthée…), ces deux premiers actes sont, à tous égards, saisissants. Mais on tombe de très haut en arrivant à Carthage, représentée ici sous la forme d’un camp de vacances ou d’un centre de remise en forme pour soldats physiquement ou psychologiquement blessés – le décor est hideusement banal, orné d’un écran plat et d’un distributeur de boissons assez peu antiques (ah, le pschitt que fait la bouteille ouverte par Narbal !).
Significativement, Tcherniakov ne fait pas la moindre allusion à ses choix dramaturgiques dans le résumé de l’action qu’il livre dans le programme de salle : aurait-il plaqué par paresse un concept creux et passe-partout, consistant, comme dans sa Carmen au Festival d’Aix-en-Provence, en 2017, à traiter l’ouvrage comme un psychodrame ?
Bien évidemment, Ascagne montre à Didon la couronne d’Hécube et le voile d’Hélène sur son téléphone portable, et quand Narbal doit annoncer l’arrivée des armées d’Iarbas, il se torture les méninges comme un adepte de l’improvisation venant d’apprendre la scène qu’il doit jouer. Plus tard, dans la « Chasse royale », les choristes, assis en demi-cercles, lèvent des pancartes indiquant « naïade », « faune », « grotte », ce qui évite de poser la question de la représentation.
Il devient difficile de se concentrer sur la musique devant tant d’indigence démonstrative mais, pire, Philippe Jordan abdique et dévaste la partition, comme s’il suivait la liste des coupures donnée par Berlioz dans ses Mémoires, quand il fait le récit de la création de ses malheureux Troyens. Disparaissent ainsi les entrées du III et les ballets du IV ; le chœur « Gloire à Didon » est écourté, tout comme la scène entre Anna et Narbal ; au dernier acte, on passe directement de la « Chanson d’Hylas » (raccourcie, elle aussi) à l’air « Inutiles regrets » ! Certes, Philippe Jordan fait ce qu’il peut pour sauver les meubles qui restent, mais le chef d’orchestre ne doit-il pas être aussi le bouclier de la partition ?
Dans pareille ambiance, les personnages n’étant plus que résidents en jean ou thérapeutes en gilet rouge, il est difficile d’apprécier les interprètes car, comme le dit Stéphanie d’Oustrac, « la mise en scène influe sur le chant ». Reine de carnaval en tablier jaune, Ekaterina Semenchuk n’est jamais Didon. Sa voix est belle, son français approximatif, mais ni Anna, ni Énée, ni Tcherniakov ne la prennent au sérieux ; et, dans ses dernières scènes, la noblesse attendue laisse la place à l’hystérie, puis à une espèce de vaine placidité.
Aude Extrémo est une Anna glacée, Christian Van Horn un Narbal sans grandeur, mais l’un et l’autre jouent fort bien au ping-pong pendant leur duo. La vedette revient à Cyrille Dubois, Iopas idéal de douceur et de légèreté, même si l’on attend toujours de sa part une note ineffable en voix de tête sur les mots « Que d’heureux tu fais ».
Reste le cas d’Énée : Brandon Jovanovich est, à vrai dire, le seul qui sorte à peu près indemne de l’épreuve carthaginoise. D’abord, parce qu’on l’a entendu dans les deux premiers actes : viril, tout d’une pièce, au chant sans grande nuance, mais aussi sans complexe. Son air d’entrée avait surpris par sa brutalité assumée ; à Carthage, c’est le même Énée rustaud qui s’exprime vocalement et physiquement (le III s’achève par un combat de catch !) et ne cherche pas à contourner les difficultés (le do aigu d’« Inutiles regrets » est chanté sur les mots « Ô ma reine adorée », comme le faisait Jon Vickers).
Bryan Hymel, annoncé dans la brochure de saison, aurait été d’une tout autre élégance, mais le duo du IV entre Semenchuk et Jovanovich est l’un des rares moments où l’épisode carthaginois retrouve un peu d’intérêt, car il n’est pas abordé comme un duo d’amour, mais comme une joute mythologique.
Au fait, on attend toujours une version intégrale des Troyens à l’Opéra de Paris, comme le Covent Garden nous en a offert plus d’une. Il se peut qu’on l’attende longtemps encore.
CHRISTIAN WASSELIN
PHOTO : © OPÉRA NATIONAL DE PARIS/VINCENT PONTET