Comptes rendus L’opéra à l’état gazeux
Comptes rendus

L’opéra à l’état gazeux

01/04/2021

L’Opéra National de Paris vient de diffuser une captation de la nouvelle production de Faust mise en scène par Tobias Kratzer, qui aurait dû être présentée au public ces temps-ci, mais qui n’a pu l’être, pour les raisons que l’on connaît. C’est un spectacle très réussi, inventif (du moins d’après ce qu’on peut en percevoir à l’écran) et qui aurait vraisemblablement remporté un grand succès.

Ici, plus de Méphisto moyenâgeux ou en frac et haut-de-forme, plus même de tentative de revenir à la source Goethe, mais une vision résolument contemporaine, où le vieux Faust en est réduit à se payer une pute, où l’on vole au-dessus de Paris comme Satan volait au-dessus de Moscou dans Le Maître et Marguerite de Boulgakov, où les soldats sont des loulous de banlieue qui jouent au basket sur le terrain un peu pourri près duquel habite Valentin.

Il y a deux ans, l’Opéra de Paris avait déjà présenté un spectacle qui s’inscrivait dans la même veine : La traviata mise en scène par Simon Stone. Là, la demi-mondaine était devenue une influenceuse sur la Toile, elle évoluait dans le monde de la mode et de la publicité, apprenait sa maladie par un texto et se retrouvait à errer, la nuit, rue de Rivoli, près de la statue de Jeanne d’Arc (à noter l’importance de la capitale dans les deux spectacles).

Là encore, cela fonctionnait très bien, le public était ravi, et l’on ne pouvait qu’adhérer à une vision tellement ancrée dans notre culture contemporaine, même si, en y regardant de plus près, on se rendait compte que la mise en scène à proprement parler n’avait rien de particulièrement novateur.

On ne peut donc que se réjouir de voir que des hommes et des femmes de théâtre soient capables à ce point de s’emparer des piliers du répertoire et de leur insuffler un sang neuf, qui parle aux spectateurs d’aujourd’hui (surtout pour Faust qui, d’un point de vue dramaturgique, est quand même difficilement défendable). En même temps, on ne peut s’empêcher de constater que, ce faisant, ils font abstraction d’un certain nombre de questions qui sont inhérentes à ces œuvres.

Comment, en effet, entendre Faust s’exclamer : « À moi les plaisirs, les jeunes maîtresses ! » sans penser à la bourgeoisie du Second Empire qui veut « s’en fourrer jusque-là » ? Comment faire en sorte que le poids si fort de la religion – catholique – ait encore un sens à notre époque ? Comment ne pas entendre dans le « Chœur des soldats » un écho aux guerres qui ont ensanglanté le XIXe siècle ? Et dans La traviata, le fait d’être une vedette d’Internet constitue-t-il un tel délit qu’il justifie que l’héroïne renonce à son amour pour l’honneur d’une famille ?

Une célébrissime mise en scène de Faust avait pointé ces questions et y avait apporté des réponses quasi définitives : celle de Jorge Lavelli, bien sûr, qui resituait l’ouvrage dans le contexte qui l’avait vu naître et éclairait ainsi les tenants idéologues qui la sous-tendent (Bernard Dort l’avait qualifiée, si ma mémoire est bonne, « d’archéologie bourgeoise »). Et ce même Lavelli, comme d’autres encore avant lui, dans une mise en scène de La traviata au Festival d’Aix-en-Provence, avait mis en avant le machisme et la cruauté de cette société de la morale et de l’argent, qui n’hésitait pas à jouir des femmes pour les sacrifier ensuite sur l’autel de la respectabilité.

Ces spectacles ont fait leur temps, on ne peut les reproduire indéfiniment et il leur faut laisser la place à de nouvelles propositions, plus spectaculaires, plus fun, moins critiques, peut-être davantage dans l’esprit du temps. C’est la loi du théâtre. On assiste ainsi à une nouvelle tendance de la mise en scène d’opéra, née sans doute sur les décombres d’un « Regietheater » à bout de souffle et dont les derniers représentants n’en finissent pas de répéter leurs tics et leurs obsessions.

C’est une manière habile, intelligente, brillante d’habiller les œuvres sans s’y confronter directement. C’est moderne, ou plutôt post-moderne, ça se répand agréablement, mais sans laisser vraiment de traces : comme dit le philosophe Yves Michaud à propos de l’art contemporain, c’est de l’opéra « à l’état gazeux ».

PATRICK SCEMAMA

PHOTO © OPÉRA NATIONAL DE PARIS/MONIKA RITTERSHAUS

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