Comptes rendus Manon visuellement ratée à la Bastille
Comptes rendus

Manon visuellement ratée à la Bastille

06/03/2020

Opéra Bastille, 4 mars

La Manon de Massenet est une habituée de l’Opéra Bastille : on avait pu découvrir, en 1997, la production réalisée par Gilbert Deflo, plusieurs fois reprise jusqu’en 2004 ; puis, en 2012, Coline Serreau avait proposé l’un des spectacles les plus consternants jamais vus en ces lieux. C’est aujourd’hui au tour de Vincent Huguet de poursuivre la route. Hélas trois fois ! S’il n’atteint pas le niveau de médiocrité de celle qui l’a précédé, on ne peut pas dire qu’il se distingue par son élégance et sa subtilité.

Une fois de plus, la transposition de l’intrigue n’est qu’un artifice cosmétique, destiné à masquer le vide de la pensée. Nous sommes dans les années de l’entre-deux-guerres, alors que Joséphine Baker est en pleine gloire – c’est elle, femme libre et libérée, qui inspire Vincent Huguet, au point de faire entendre, par deux fois, sa fameuse chanson C’est lui que, de mémoire, elle destinait à Jean Gabin, en 1934, dans le film Zouzou de Marc Allégret !

De cela, la mise en scène ne tire rien ; ni la chorégraphie insistante de Jean-François Kessler. Pire, elle se complaît dans des facilités incongrues, et ce dès le lever de rideau, où Des Grieux drague Manon sans vergogne et l’emmène dans les détours de l’hôtel proche de l’arrivée du coche – il ne la voit donc pas pour la première fois, comme il l’affirme plus tard. Bien entendu, à la fin de ce premier acte, la scène ultime est coupée, le noir tombe sur la fuite des amoureux et la menace de vengeance de Guillot passe à la trappe (une coupure, paraît-il, autorisée par le compositeur).

Pourquoi, au II, a-t-on l’impression d’être dans les réserves d’un musée, au milieu de caisses à claire-voie renfermant des statues ? Et que dire de l’arrivée au domicile des amants de Lescaut et Brétigny, ce dernier costumé en bonne sœur ? On ne sera pas surpris que le Cours-la-Reine soit ici le hall d’un appartement luxueux – le décor monumental d’Aurélie Maestre est somptueux, et les costumes clinquants de Clémence Pernoud sont adaptés à la vacuité de la foule présente. Encore moins que l’hôtel de Transylvanie soit plus un bordel qu’un tripot, encombré de jeunes gens en partie dévêtus, certains ayant en main un fouet ou une cravache pour pimenter des jeux coquins.

Au dernier acte, c’est le bouquet : le personnage de Lescaut est supprimé, remplacé par Des Grieux père, dont on comprend vite qu’il est là davantage pour nuire à la jeune femme que pour aider son fils. Dans la cour d’un hôpital-prison, Manon est tout simplement fusillée. On croit rêver… ou cauchemarder.

Vincent Huguet a-t-il voulu souligner la noirceur d’un ouvrage qu’il pensait enfoui sous les fanfreluches et la sensiblerie ? Faire allusion à la liberté sexuelle de l’époque en se contentant de fausses audaces peut payer, à condition d’aller jusqu’au bout. Il eût fallu, pour réussir, avoir un vrai propos – c’était le cas d’Olivier Py et Pierre-André Weitz, à Genève, Bordeaux, et à l’Opéra-Comique. Ou, pour parler cinéma, de l’actualisation à laquelle Henri-Georges Clouzot avait soumis sa Manon de 1949.

Musicalement, le compte n’y est pas complètement. On a connu le chœur que dirige José Luis Basso plus précis. Le sémillant et sautillant Dan Ettinger prend la partition à bras-le-corps, tantôt lourdement et bruyamment, tantôt lentement, sans véritable cohérence ; dommage, car l’orchestre, dont on apprécie souvent l’excellence, peut être autrement subtil et nuancé.

Le trio Poussette/Javotte/Rosette est sympathique, malgré quelques stridences. En dépit d’un accent à couper au couteau, Roberto Tagliavini donne du relief au Comte, sans être transcendant. En revanche, autant Pierre Doyen que Rodolphe Briand sont remarquables de présence et d’efficacité en Brétigny et Guillot. Personne ne s’étonnera, enfin, que Ludovic Tézier, imposant et vocalement superbe, ne fasse qu’une bouchée de Lescaut.

Reste le couple vedette, Benjamin Bernheim et Pretty Yende, déjà partenaires dans La traviata, au Palais Garnier, à la rentrée 2019. Au passif du ténor actuellement favori du public, un jeu très limité, que l’absence de direction d’acteurs n’aide pas.

À son actif, un style toujours impeccable (un « Rêve » d’une sobre élégance), une ligne de chant savamment conduite, un phrasé d’un goût parfait – c’est déjà beaucoup ! En dépit de couleurs peu variées, son timbre est agréable mais, pendant le tableau de Saint-Sulpice, on a peur que l’aigu lui échappe – est-ce la dimension de la salle qui le mène à la limite de ses moyens ?

Pretty Yende, on le sait, est ravissante, et a beaucoup travaillé son français. Sa finesse musicale et sa voix cristalline lui permettent de passer spontanément de la coquetterie à l’émotion, séductrice qui n’a aucun mal à mettre le public à ses pieds.

Les mythes ont la peau dure et Manon a déjà montré son pouvoir de résistance. Soyons honnête : cette production n’est pas honteuse, elle est ratée – et l’on peut craindre qu’elle vieillisse mal. Qu’est devenu le Vincent Huguet qui avait si bien fait vivre les Contes de la lune vague après la pluie de Xavier Dayer, à Rouen et à l’Opéra-Comique, en 2015 ?

MICHEL PAROUTY

PHOTO © OPÉRA NATIONAL DE PARIS/JULIEN BENHAMOU

Pour aller plus loin dans la lecture

Comptes rendus Un très grand Siegfried à Madrid

Un très grand Siegfried à Madrid

Comptes rendus Paris en fête

Paris en fête

Comptes rendus Un adieu triomphal

Un adieu triomphal