Comptes rendus Milan réussit mieux La Ville morte qu’Id...
Comptes rendus

Milan réussit mieux La Ville morte qu’Idoménée.

21/06/2019

Teatro alla Scala, 31 mai

Près d’un siècle après sa création (4 décembre 1920), Die tote Stadt fait enfin son entrée à la Scala, dans une nouvelle production aussi exemplaire sur le plan musical que scénique.

Pour restituer la dimension mi-réelle, mi-fantasmagorique de l’intrigue, Graham Vick a recours à un grand rideau bouillonné blanc semi-circulaire, qui se relève et s’abaisse pour différencier les deux univers. Mais la frontière entre ces derniers n’est jamais nette, alors même que Korngold a spécifié que le rêve « purificateur » (dans le sens freudien du terme) de Paul commençait à la fin du premier tableau et se terminait au milieu du troisième.

Le personnage principal habite dans un appartement moderne ascétique, meublé d’une vitrine en cristal abritant les reliques de Marie et d’un téléviseur à écran plat, occupé par l’image d’une énorme bouche rouge, symbole d’une libido perturbée. Exploitant la superposition des niveaux de narration propre à l’ouvrage, le metteur en scène britannique en démultiplie le contenu, en dépassant la classique opposition entre fidélité à l’épouse disparue et pulsions sexuelles.

La « ville morte » se peuple ainsi de silhouettes renvoyant à la période de composition de l’ouvrage (la république de Weimar) et aux années qui lui succédèrent. La montée du nazisme est montrée de manière explicite, avec l’apparition de membres des Jeunesses hitlériennes au III, qui prennent la place des enfants de chœur dans la procession, de prisonniers de camps de concentration, dans leur pyjama rayé… Le tout fusionné dans un tourbillon d’images d’une force inouïe.

Inoubliable, à cet égard, le gigantesque crâne entouré de roses rouges du troisième tableau, résolument kitsch et rutilant, qui laisse la sensation que la femme de Paul, elle-même, aurait pu être victime des fours crématoires. Quand on se souvient que Die tote Stadt fut interdite par le régime nazi, ce déferlement de références historiques acquiert un indubitable pouvoir de suggestion.

Confronté à une écriture musicale on ne peut plus éclectique, dans laquelle Korngold juxtapose impressionnisme et expressionnisme, tonalité et dissonance, mélodie et Sprechgesang, Alan Gilbert prend le parti de la netteté et de la précision dans la mise en valeur des détails instrumentaux, sans exagérer les paroxysmes orchestraux.

Grand habitué de Paul, Klaus Florian Vogt en négocie habilement les difficultés. Certes, l’aigu n’a pas l’éclat attendu, et la voix est décidément plus claire que chez la plupart des titulaires du rôle, ces quarante dernières années. Mais une parfaite maîtrise du falsetto, un phrasé extrêmement nuancé et un jeu particulièrement crédible lui permettent de contourner les obstacles, pour un résultat globalement satisfaisant.

À une voix solide et une projection insolente, Asmik Grigorian ajoute un phénoménal rayonnement scénique. Exploitant à l’infini les multiples facettes de son double personnage, la soprano lituanienne se montre tour à tour sensuelle, transgressive, désinhibée, triste et mélancolique.

Excellent comédien, comme toujours, Markus Werba offre une somptueuse exécution, à fleur de lèvres, du célèbre « Mein Sehnen, mein Wähnen » de Fritz. Cristina Damian est idéale en Brigitta, et les comprimari sont irréprochables.

PAOLO DI FELICE

PHOTO © TEATRO ALLA SCALA/BRESCIA/AMISANO

 

Teatro alla Scala, 22 mai

Le signe visuel distinctif de cette nouvelle production d’Idomeneo est une énorme plate-forme tournante, installée au centre du plateau, avec une gigantesque tête de taureau, d’un côté (évidente référence au Minotaure) et une imposante épave de navire, de l’autre. Peu d’accessoires pour compléter, mais tous surdimensionnés : crânes de bovins plantés sur des pieux, ancre couverte de rouille, coquilles vides de mollusques…

L’objectif de ce décor monumental est, semble-t-il, de faire apparaître les êtres humains comme d’autant plus minuscules et à la merci des caprices du destin. Les costumes renvoient à une époque indéterminée, le spectacle se caractérisant encore par le recours occasionnel à des mimes-danseurs, dont les contorsions évoquent tantôt les « esprits » venant tourmenter l’âme d’Idomeneo, tantôt les vagues de la mer.

Dommage que ce cadre incontestablement suggestif, à la fois inhospitalier et menaçant, ne s’accompagne pas d’un projet dramaturgique abouti. Matthias Hartmann se contente d’une direction d’acteurs banale et prévisible, en laissant de côté plusieurs thématiques fondamentales de l’ouvrage : le rapport père/fils, le passage à l’âge adulte d’Idamante, l’angoisse du monarque au moment d’assumer la responsabilité de ses décisions…

Après le forfait de Christoph von Dohnanyi, pour raisons de santé, la Scala a fait appel à un chef venu d’un tout autre univers esthétique. Diego Fasolis a d’abord entrepris de rouvrir certaines coupures sur lesquelles Dohnanyi et Hartmann s’étaient mis d’accord, sans aboutir cependant à une exécution intégrale de la partition. Il a ensuite obtenu de l’orchestre de la Scala, jouant évidemment sur instruments modernes (à l’exception du fortepiano), des sonorités sèches et tranchantes, rappelant celles des instruments d’époque auxquels il est habitué.

Menant la représentation à un rythme vif, voire haletant, sans négliger pour autant les clairs-obscurs de l’écriture, le chef suisse livre ainsi une lecture dramatiquement palpitante, dont l’un des mérites, et non des moindres, est de montrer à quel point Mozart, dans Idomeneo, a réussi à réinterpréter les codes de l’« opera seria » pour aboutir à un chef-d’œuvre.

Avant d’en venir aux solistes, un mot des chœurs, irréprochables comme toujours, en particulier dans un intense « Oh voto -tremendo ! », qui laisse l’auditeur bouche bée. Peu de théâtres au monde sont en mesure d’offrir pareil accomplissement à leur public !

Bernard Richter ajoute à une convaincante présence scénique, une bonne articulation des récitatifs. Le chant pur, en revanche, appelle des réserves, notamment dans un « Fuor del mar » aux vocalises laborieuses. Lorsqu’on ne dispose pas d’un ténor capable de rendre justice à la version intégrale de cet air, pourquoi s’entêter ? Mieux vaut se rabattre sur l’édition allégée, préparée par Mozart lui-même, à l’intention d’Anton Raaf, le créateur – vieillissant – d’Idomeneo.

Giorgio Misseri campe un Arbace à la diction sculpturale et au registre aigu pénétrant ; sa grande scène du III (« Sventurata Sidon !… Se colà ne’ fati è scritto »), trop souvent coupée, constitue l’un des temps forts de la représentation. Kresimir Spicer et Emanuele Cordaro, en revanche, sont simplement corrects dans le Grand Prêtre et l’Oracle.

La distribution féminine est dominée par Federica Lombardi, Elettra au timbre d’une couleur superbe, à l’émission infaillible jusque dans les passages les plus périlleux de ses airs, au charisme scénique saisissant. Une jeune artiste à suivre de très près !

Julia Kleiter captive moins, en raison d’une certaine froideur dans l’incarnation, mais son Ilia n’en est pas moins correctement chantée. Michèle Losier, enfin, exprime efficacement les interrogations d’Idamante.

PAOLO DI FELICE

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