Palais Garnier, 25 novembre
Même les spectacles de Robert Carsen vieillissent – et celui-ci, créé en 1999, plutôt mal. Au premier acte surtout, le metteur en scène canadien traite Alcina en pièce de boulevard, avec soubrette nymphomane et majordome maniéré, dans une esthétique qui, au fil des – trop – nombreuses reprises, a perdu sa capacité à détourner l’attention des facilités d’une direction d’acteurs à la saveur persistante de réchauffé.
Il est, par ailleurs, assez cocasse que, dans des séquences très léchées de porno soft, les éphèbes nus comme des vers, étendus sur le lit à partouze de l’héroïne, portent des masques – certes en application des sempiternelles mesures sanitaires… Par-delà cette anecdote après tout contingente, la dramaturgie paraît bien superficielle, dès lors que d’autres, à commencer par Christof Loy, à Zurich, puis au Théâtre des Champs-Élysées, ont pénétré bien plus en profondeur dans l’île de la magicienne et son théâtre d’illusions.
L’intérêt de ce cru 2021 réside donc, principalement, dans une distribution toute neuve, entre prises de rôles et débuts à l’Opéra National de Paris. Auréolée de succès haendéliens dont son récital Mirrors, récemment paru chez Berlin Classics, n’est pas le moindre (voir O. M. n° 178 p. 90 de décembre-janvier 2021-2022), Jeanine De Bique cumule l’une et l’autre, et remporte un triomphe en Alcina.
La silhouette, élancée, majestueuse, la sensibilité du geste – nettement supérieure à celle de ses partenaires, qui passent leur temps à arpenter le plateau en jouant assez faux – n’y sont assurément pas pour rien. Et la voix, d’or fuselé, un rien étroite parfois, sait se parer de couleurs, gagner en chaleur, en reliefs même, jusqu’à susciter une sincère émotion, sans toutefois rivaliser avec les voluptés iridescentes ou adamantines d’autres titulaires.
Fascinante Medea, dans un Teseo élevé au rang de chef-d’œuvre par René Jacobs, au Theater an der Wien, voici tout juste trois ans, Gaëlle Arquez trouve-t-elle sous le travesti, en l’occurrence assez peu crédible, du primo uomo, le terrain le plus propice à l’épanouissement de ses inestimables dons ? Son mezzo clair, frémissant, mordoré ne rencontre certes aucun obstacle, tant dans l’élégie que dans la vélocité, mais il manque à son Ruggiero cette part d’exubérance fanfaronne qui y rendait Vesselina Kasarova électrisante – ici même, en 2004 et 2007 –, malgré d’insupportables bizarreries d’émission.
S’envolant vers la stratosphère dès son premier air, quand toutes les autres, Natalie Dessay y compris, attendaient le feu d’artifice de « Tornami a vagheggiar », la Morgana si délicatement musicienne de Sabine Devieilhe passe le mur du son, grâce à l’extrême concentration d’un soprano flûté, comme nimbé de perfection, et avec le très bon goût d’égrener ses contre-notes comme des ornements, plutôt que de les monter en climax par avidité d’acclamations.
Peu gratifiante, dès lors que la vocalise s’empêtre dans des changements de registres, Bradamante n’est certainement pas la meilleure « carte de visite » pour Roxana Constantinescu, plus familière d’autres répertoires et de tessitures plus élevées. Et si Nicolas Courjal trouve davantage de stabilité dans la ligne de « Pensa a chi geme » que dans les récitatifs de Melisso, Rupert Charlesworth révèle, en dépit d’un timbre qu’on ne lui connaissait pas aussi ingrat, une longueur de souffle et un art du chant qui laissent bouche bée, à chaque apparition d’Oronte.
Sous la direction tour à tour vigoureuse et raffinée de Thomas Hengelbrock, le Balthasar-Neumann-Ensemble se distingue assez nettement des orchestres français, comme Les Arts Florissants ou Les Talens Lyriques, qui ont accompagné le devenir de cette production. Davantage de métal et de bois, ainsi que d’assise sur les basses, élargissent une palette expressive magnifiée par la variété d’un continuo, où la harpe et le basson jouent un rôle inédit, qui n’en rend que plus riche le dialogue avec le plateau.
MEHDI MAHDAVI
PHOTO © OPÉRA NATIONAL DE PARIS/SÉBASTIEN MATHÉ