Auditorium, 23 septembre
Nous aurions évidemment préféré la nouvelle production prévue, tant Robert le Diable (Paris, 1831), archétype du « grand opéra » français, conçu pour être vu autant qu’entendu, a besoin de la scène pour distiller ses multiples séductions. Nécessité faisant loi, en ces temps de crise sanitaire, nous avons dû nous contenter d’une version de concert, d’un niveau d’ensemble tellement relevé que nous avons, in fine, passé un excellent moment.
Évacuons, d’emblée, les deux points qui fâchent. D’abord, la mise en espace de Luc Birraux, qui se borne à faire bouger les chanteurs, en tenue de ville ou de soirée, de manière on ne peut plus conventionnelle, en variant les éclairages. Aucune image vidéo à l’arrière-plan, pour évoquer les différentes atmosphères, mais la projection de didascalies et de commentaires sur le livret : les premières n’apportent rien de déterminant, les seconds sont d’une platitude navrante, quand ils ne basculent pas dans le ridicule.
Ensuite, la participation du Chœur de l’Opéra National de Bordeaux, en effectif trop réduit et trop éparpillé sur les gradins en surplomb de l’orchestre, pour respecter les règles de distanciation physique. Préparés par Salvatore Caputo, les chanteurs sont en eux-mêmes excellents, mais ils peinent parfois à se faire entendre, surtout que les pupitres de l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine, eux, sont bien fournis !
Au début du premier acte, les choristes messieurs ne peuvent ainsi rivaliser avec les quarante cordes et dix cuivres déployés en dessous : submergés par les décibels, ils accusent, en plus, un sérieux déficit de cohésion. Les choses s’arrangent ensuite, quand leurs collègues féminines se joignent à eux, sans rétablir complètement l’équilibre.
Impossible d’accuser Marc Minkowski de trop lâcher la bride à sa phalange : il dirige cette musique exactement comme elle doit l’être. L’orchestre de Robert le Diable doit sonner grandiloquent et fracassant dans les paroxysmes dramatiques, et se montrer capable de nuances dans les passages de tendresse. Marc Minkowski obtient les deux, tout en mettant en exergue la formidable originalité de l’instrumentation, qui constitue l’un des principaux atouts de la partition.
Merveilleux Raoul des Huguenots, John Osborn ne rencontre aucune difficulté pour son premier Robert, créé par le même Adolphe Nourrit. Certes, il ne peut accomplir le miracle de rendre captivant ce personnage, dont le manque de consistance s’avère décidément l’un des points faibles de l’ouvrage (surtout comparé à Raoul, prototype du héros romantique, à la fois fougueux et vulnérable !). Mais il chante tellement bien qu’on lui pardonne même de ne jamais détacher les yeux de sa tablette, y compris quand il faudrait qu’il regarde ses partenaires !
Une fois encore, on ne sait qu’admirer le plus chez le ténor américain, entre la facilité de l’aigu et du suraigu, la caresse du phrasé, la netteté et l’expressivité du français. À ces qualités supérieures, il convient d’ajouter l’endurance, indispensable pour soutenir un rôle aussi long et ardu (aucun de ses airs n’a été coupé).
S’agissant de Nicolas Courjal, Thierry Guyenne avait tout dit de son Bertram dans ces colonnes (voir O. M. n° 150 p. 67 de mai 2019), à l’occasion de la version de concert donnée à Bruxelles, il y a deux ans : « Confronté à un ambitus taillé sur mesure pour l’illustre gosier de Levasseur – du mi bémol grave au fa dièse aigu –, [il] possède la voix idéale, longue et sonore, avec un aigu facile et brillant, et le creux nécessaire dans le grave. »
La basse française a, de surcroît, gagné ce qui lui faisait défaut à l’époque : la dimension, à la fois diabolique et humaine, d’un personnage dont il soulignait surtout le côté « débonnaire », voire parodique. Cette fois, toutes les composantes sont au rendez-vous, pour une incarnation dont on voit mal qui pourrait aujourd’hui l’égaler avec la même qualité de diction.
Les trois autres rôles masculins, heureusement plus secondaires, ne brillent pas, en revanche, par l’intelligibilité de leur français. Paco Garcia et Joel Allison sont à leur place, mais Nico Darmanin ne tire pas tout le parti qu’il faudrait de Raimbaut. N’y avait-il pas un chanteur francophone à distribuer à la place du ténor maltais ?
Côté féminin, le bonheur est complet. Avec une voix sans doute trop légère dans le bas médium et le grave – on entend davantage une Sophie (Der Rosenkavalier) qu’une Isabelle, rôle créé par Laure Cinti-Damoreau, deux ans après Mathilde dans Guillaume Tell –, Erin Morley compense par l’intelligence du chant, la science des pianissimi, ainsi qu’un rayonnement dans l’aigu exceptionnel.
De diction aussi remarquable que sa consœur américaine, l’Égyptienne Amina Edris a le format exact d’Alice : un vrai soprano, au timbre suffisamment corsé pour faire contraste avec celui d’Isabelle, au grave sonore et à l’aigu puissant. Ses accents intenses et émouvants font particulièrement merveille dans son affrontement avec Bertram, au III.
Le Palazzetto Bru Zane, partenaire du projet, a enregistré les trois concerts programmés. Moyennant les petites corrections de rigueur en pareil cas, s’agissant notamment de l’équilibre chœur/orchestre, nous tiendrons, enfin, l’intégrale de référence de Robert le Diable que nous appelons de nos vœux depuis tant d’années.
RICHARD MARTET
PHOTO © PIERRE PLANCHENAULT