Comptes rendus Superbe Eugène Onéguine à Liège
Comptes rendus

Superbe Eugène Onéguine à Liège

06/11/2021

Opéra Royal de Wallonie, 30 octobre

Dans le roman de Pouchkine, paru en 1832, Eugène Onéguine était qualifié de révolutionnaire par les paysans de son domaine, parce qu’il avait remplacé les corvées par l’impôt. Ce fossé social entre nantis et moujiks ne cessera de se creuser tout au long du XIXe siècle et aboutira aux véritables révolutions, celles de 1905 puis de 1917.

C’est avant et après cette dernière qu’Éric Vigié installe le cadre de sa mise en scène. Les apparatchiks ont remplacé les nobles, mais la décadence est la même, imprégnant les âmes d’une inaltérable mélancolie. Si la toile de fond est politique, elle n’est que l’écrin vicié des passions humaines qui animent l’opéra de Tchaïkovski. Un écrin au demeurant splendide, grâce aux décors de Gary McCann.

En fond, un somptueux ciel nuageux, dont les teintes varient au gré des éclairages. Au premier acte, la blancheur du dispositif, des accessoires et des costumes semble nous transporter dans une pièce de Tchekhov, dans cette société où l’on conserve encore les apparences, alors que l’on sait l’effondrement inéluctable.

Au II, la Révolution a fait ses ravages, les uniformes foulent les ruines des symboles russes et l’idéalisme romantique meurt, littéralement, en la personne de Lenski. Au III, le régime communiste est installé, et les puissants ont simplement changé d’atours, la barbarie arborant désormais les oripeaux militaires.

Dans ce parcours temporel et visuel, tracé avec beaucoup d’élégance et d’intelligence, les chanteurs trouvent un espace rêvé pour s’épanouir. C’est le cas de la soprano arménienne Ruzan Mantashyan, Tatiana idéale. Son timbre doux et racé, son aisance dans tous les registres et sa présence scénique emportent naturellement l’adhésion. Discrète, amoureuse, humiliée, puis digne et fidèle : chaque facette du personnage est parfaitement interprétée, ce qui rend l’incarnation d’Onéguine d’autant plus absurde.

Joué par Vasily Ladyuk, le héros apparaît vraiment antipathique. Loin des affres existentielles qui animent Onéguine, le baryton russe ne retient qu’un homme buté et égoïste, au fil d’une interprétation dépourvue du moindre charisme. Dommage, car la voix est magnifique, avec une émission jamais forcée, même si on aurait aimé quelques couleurs plus sombres dans le timbre.

L’ami sacrifié qu’est Lenski est beaucoup plus crédible, incarné par Alexey Dolgov, impeccable en amoureux transi autant qu’en compagnon bafoué. La voix est nuancée, et bénéficie d’une jolie palette, portée par une technique sûre.

L’Olga de Maria Barakova pétille. Elle est la cadette insouciante, considérant son bonheur à ce point acquis qu’elle joue à le mettre en danger. Une naïveté joyeuse que la jeune mezzo russe illustre avec brio, autant sur le plan scénique que vocal.

Enfin, on soulignera l’impressionnante performance d’Ildar Abdrazakov, qui fait de l’air du Prince Grémine un véritable moment d’anthologie, alliant puissance, plénitude harmonique et noblesse.

Outre les qualités de cette distribution, sa composition presque entièrement russophone renforce la crédibilité dramatique de l’œuvre. Chacun comprend ce qu’il chante et sait lui donner du sens, c’est beaucoup. On salue le très beau travail des Chœurs de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, qui nous offrent des ensembles fidèles aux richesses polyphoniques de la musique slave.

Au pupitre, la directrice musicale de la maison, Speranza Scappucci, adopte une lecture nerveuse et précise, soulignant les beautés de l’orchestration, sans jamais sombrer dans une emphase complaisante. Les intentions sont justes, merveilleusement interprétées par chaque pupitre, et portent les chanteurs autant que le drame qui se joue sur scène.

Largement saluée par le public, cette nouvelle production, coréalisée avec l’Opéra de Lausanne, où elle sera à l’affiche du 3 au 10 avril 2022, avec une distribution et un chef différents, est une très belle réussite, alliant modernité et classicisme.

KATIA CHOQUER

PHOTO © OPÉRA ROYAL DE WALLONIE-LIÈGE/JONATHAN BERGER

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