Comptes rendus Très curieux Orphée à Zurich
Comptes rendus

Très curieux Orphée à Zurich

03/03/2021

Opernhaus/www.opernhaus.ch, 14 février

L’art de la mise en scène de Christoph Marthaler est d’autant plus fascinant, et singulier, que ses incursions à l’opéra sont rares – aujourd’hui plus encore que du vivant de Gerard Mortier qui, au grand dam d’une certaine frange du public, outrée par des Nozze di Figaro, puis une Traviata à jamais gravées dans notre mémoire de spectateur, savait capitaliser sur le langage dramatique commun  pratiqué par l’homme de théâtre suisse et son complice de longue date, le chef français Sylvain Cambreling.

Est-ce un véritable dialogue entre la fosse et le plateau qui a manqué à cet Orphée et Eurydice zurichois, par-delà les contraintes imposées par un dispositif censément « Covid-compatible », exilant chœur, orchestre et chef dans un studio d’enregistrement ? Bien plus, d’ailleurs, que dans le Simon Boccanegra de décembre dernier (voir O. M. n° 168 p. 45 de janvier 2021), le son paraît lointain, comme déconnecté, en dépit de la direction musicale de Stefano Montanari, dont l’énergie semble s’estomper après une Ouverture battant la chamade.

Sur scène, Marthaler fait assurément du Marthaler, dans ce décor signé Anna Viebrock, lieu de passage comme toujours indéterminé, bien qu’esthétiquement marqué, entre cafétéria et funérarium – mais ce n’est là qu’une supposition. En l’absence de chœur, sept comédiens entourent les solistes – Ombres heureuses et malheureuses, forcément prises de convulsions rampantes ou épileptiques.

Fidèle d’entre les fidèles, l’inénarrable et inquiétant Graham F. Valentine se voit confier, comme en préambule, et en dialogue avec une voix échappée d’un haut-parleur, un extrait d’Orphée de Jean Cocteau, qui s’achève sur cette énigmatique sentence : « Le mystère est mon ennemi ; je me suis décidée à le combattre. » C’est alors qu’apparaît fugacement Eurydice, en robe de bal bleue, pour exprimer son incompréhension.

Bizarre, impénétrable, entre ironie et cauchemar, le spectacle suit la voie de l’absurde, sans qu’aucun indice ne permette d’identifier une quelconque ligne dramaturgique. Mais avec ses plans rapprochés, la caméra ne trahit-elle pas inévitablement un théâtre jouant toujours d’actions simultanées, et le plus souvent sans rapport entre elles ?

Qui est vivant, qui est mort ? Le niveau supérieur, aux parois sombres, est-il vraiment l’au-delà ? Ces trois hommes, vêtus comme des résistants de la Seconde Guerre mondiale, pourraient, un instant, symboliser Cerbère. Soudain, l’Amour, à qui revient la tâche de diriger, en gestes timides, des chœurs invisibles, chante un air de la cantate Orfeo de Pergolesi, inséré au moment où s’ouvrent les portes des Enfers. Quant à Orphée, pull jaune trop grand et méchante coiffure, qui le font ressembler à un personnage de manga, il n’est guère plus qu’effacé.

Curieuse expérience, en vérité, où rien, malgré notre – relative – familiarité avec le style de Christoph Marthaler, ne fait vraiment sens. Jusqu’à la conclusion, qui revient à T. S. Eliot, et au timbre tranchant de Graham F. Valentine, récitant The Hollow Men : « C’est ainsi que finit le monde/Pas sur un boum, sur un murmure. » Avant que retentisse le chœur « Le dieu de Paphos et de Gnide », emprunté par Berlioz, dont la version de 1859 est jouée ici, à Écho et Narcisse. Silence. Puis la caméra va faire un tour en coulisses où, faute de public, les artistes s’applaudissent et se congratulent – c’est ni plus, ni moins sinistre que ces saluts figés ou autres pis-allers imposés par l’époque.

Installé dans la bonbonnière zurichoise, le chant de ces dames aurait peut-être réchauffé l’atmosphère, mais les micros n’ont rien capté que d’assez ordinaire. L’Amour gracile, à peine sorti de l’enfance, mais décidément minuscule d’Alice Duport-Percier fait passer l’Eurydice de Chiara Skerath pour une figure tragique, même si l’opulence de son soprano n’est jamais loin, dès que se profile le registre supérieur, de virer à l’aigre.

Embourbé, il y a un an, à Hambourg, dans la tessiture trop grave de Mrs. Quickly (Falstaff), le mezzo de Nadezhda Karyazina est, en Orphée, bien plus à son avantage, jusque dans la fameuse cadence de Pauline Viardot. Malheureusement, passé cet élan de narcissisme virtuose, on a encore trop Marianne Crebassa dans l’oreille pour se satisfaire d’un français aux couleurs exotiques, et d’une expressivité trop convenue pour nous toucher au cœur, à travers tant de filtres.

Regardé lors de sa captation en direct, le 14 février, sur le site du théâtre, le spectacle y demeure accessible jusqu’au 5 avril.

MEHDI MAHDAVI

© MONIKA RITTERSHAUS

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