La Monnaie, 2 mai
Avec Alain Altinoglu au poste de directeur musical, Peter de Caluwe, directeur général de la Monnaie, a bien raison d’enchaîner les productions wagnériennes. Car, après un Lohengrin orchestralement sublime, il y a tout juste un an (voir O. M. n° 140 p. 38 de juin 2018), c’est bien le chef français qui est encore le triomphateur de ce nouveau Tristan und Isolde, coproduit avec le Teatro Comunale de Bologne, dont il ouvrira la saison 2020.
Puissamment théâtrale, sa baguette ne laisse aucun répit à l’auditeur, emporté par un flot d’une cohérence et d’une énergie irrésistibles. Par rapport à Lohengrin, nous avons personnellement regretté un léger manque de mystère et de rêve, en particulier dans un Prélude entrant un peu trop vite dans le vif de la passion. Mais quel sens du théâtre, ensuite, quelle formidable manière de faire avancer une musique souvent taxée de statisme, quelle ivresse dans les paroxysmes du duo d’amour du II !
On retrouve les qualités de chef de fosse d’Alain Altinoglu dans la manière dont il accompagne, mieux, dont il dialogue avec le plateau. Ainsi du monologue de Marke, phrasé par le somptueux Franz-Josef Selig d’une manière complètement différente qu’à l’Opéra National de Paris, dans la production de Peter Sellars et Bill Viola, avec Esa-Pekka Salonen, Semyon Bychkov ou Philippe Jordan. Au lieu de privilégier le ton de la confidence, la basse allemande, cette fois, théâtralise le texte jusqu’aux limites de l’emphase, pour un résultat aussi surprenant que bouleversant.
Chef et chanteur ont-ils privilégié cette option pour pallier l’absence de directeur d’acteurs ? C’est plausible, et d’autant plus justifiable que le travail de Ralf Pleger, dramaturge et cinéaste allemand qui n’avait jamais signé de véritable mise en scène d’opéra auparavant, relève de l’inexistence. Rien n’est approfondi, ni même effleuré, tant dans la psychologie des personnages que dans la manière dont ils interagissent. Chacun se place où il peut, bouge le moins possible, avec une panoplie de gestes aussi limitée que convenue.
Les costumes de Wojciech Dziedzic ne rachètent rien : larges pyjamas informes pour les messieurs, tenues hétéroclites pour les dames (la longue robe flottante d’Isolde au II, dans des tons arc-en-ciel, renvoie au style hippie des années 1970, sans que l’on sache pourquoi, d’ailleurs). Contrairement aux décors d’Alexander Polzin qui, in fine, sauvent la production du naufrage.
Le sculpteur, peintre et plasticien allemand, qui cosigne avec Ralf Pleger le « concept artistique » du spectacle, n’en est pas à sa première expérience dans l’opéra. Son décor du I (miroirs au fond et sur les côtés, énormes stalactites tombant des cintres) n’a rien de particulièrement inoubliable. Celui du II, en revanche, est superbe, justifiant la réputation flatteuse dont ses œuvres jouissent aux quatre coins du monde.
Il s’agit d’une énorme sculpture blanc cassé, placée au centre du plateau, dont l’allure générale évoque un enchevêtrement de branches ou de racines. Brangäne y pénètre à l’arrivée de Tristan puis, quand le duo d’amour commence, le dispositif prend vie, le spectateur réalisant soudain qu’il est en partie constitué de danseurs, au corps entièrement recouvert d’une matière évoquant la craie. Ceux-ci se redressent lentement, glissent vers le sol, leurs reptations offrant un contrepoint évocateur aux émotions véhiculées par la partition. Dommage que la sculpture tourne ensuite un peu trop sur elle-même, suscitant une sensation de lassitude.
Le décor du III est également très beau : un miroir au sol, une paroi percée de cratères évoquant la Lune au fond, sur laquelle se découpent les ombres des personnages. Pendant la « Mort d’Isolde », une lumière orangée se diffuse progressivement par les cratères, de plus en plus vive, avant de diminuer et de laisser le plateau dans la pénombre, tandis que redescendent les stalactites du I.
Difficile de ne pas succomber au pouvoir d’envoûtement de ces images, malgré des jeux d’éclairage accusant, en cette soirée de première, quelques ratés. Mais des images, aussi belles soient-elles, ne feront jamais une mise en scène, ce que tous les responsables de ce Tristan ont apparemment négligé.
À l’exception de Franz-Josef Selig et des excellents Wiard Witholt et Ed Lyon, la distribution est seulement honnête. Davantage à sa place en Kurwenal qu’en Telramund, la saison dernière, Andrew Foster-Williams remplit dignement son office. Nora Gubisch est une probe Brangäne, mais elle n’a plus tout à fait le velours dans le timbre et le souffle qui nous avaient séduit lors de sa prise de rôle, en 2006, à Montpellier.
Même remarque pour Ann Petersen, rappelant plus que jamais Waltraud Meier (certaines sonorités nasales dans le bas médium, un grave parfois sourd), avec l’endurance et le tranchant indispensable dans l’aigu, mais sans le rayonnement qui nous avait ébloui chez sa première Isolde, à Lyon, en 2011.
Bryan Register, enfin, sort victorieux des pièges de Tristan, sans jamais marquer le rôle de son empreinte. Contraint de s’économiser au II, pour garder les ressources nécessaires au III, le ténor américain traverse le duo d’amour sans s’y investir un seul instant, créant ainsi un décalage très gênant avec sa partenaire.
Il reste huit mois avant les représentations de Bologne. Suffiront-ils pour corriger tout ce qui ne va pas ?
RICHARD MARTET
PHOTO © VAN ROMPAYSEGERS
Représentations les 8, 10, 12, 14, 16, 17 et 19 mai.