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Comptes rendus

Un chef-d’œuvre de Henze revit à Vienne

11/01/2021

Staatsoper/Play.wiener-staatsoper.at, 14 décembre

Hans Werner Henze s’est éteint en 2012, à l’âge respectable de 86 ans, et cependant les polémiques autour de son œuvre lyrique ne paraissent toujours pas closes, du moins à la lecture de certains commentaires suscités par cette création autrichienne de Das verratene Meer (La Mer trahie), pourtant présentée – à juste titre – par Bogdan Roscic, le nouveau directeur du Staatsoper de Vienne, comme un événement d’une importance majeure.

D’où vient ce malaise persistant ? Peut-être, tout simplement, de la trop grande abondance d’ouvrages de Henze pour s’en faire une idée globale. Or, pourquoi serait-il interdit d’apprécier autant l’aridité parcimonieuse de Der Prinz von Homburg que la luxuriance baroque de The Bassarids, le comique au vitriol de Der junge Lord autant que la poésie toute simple et bienveillante de L’Upupa ? Il faut juste accepter que tout cela soit sorti de l’unique, et géniale, plume d’un créateur ayant toujours assumé sa versatilité.

Avec Das verratene Meer (Berlin, Deutsche Oper, 1990), que l’on peut considérer comme le premier titre essentiel d’une « dernière période » de Henze encore plus pragmatique et libérée que les précédentes, on tient, en tout cas, un pur chef-d’œuvre. Certes pas de ceux qui s’apprivoisent facilement, mais un fascinant diamant noir, en dépit de données de départ ouvertement sinistres.

Le roman de Yukio Mishima, Le Marin rejeté par la mer (1963), n’est pourtant pas un sujet d’opéra rêvé. Mais on comprend que ses côtés sulfureux, désirs incestueux refoulés et pulsions criminelles adolescentes, aient pu fasciner Henze, qui traite ce huis clos familial japonais avec la même monstrueuse virtuosité tragique qu’un Richard Strauss dans Elektra, y compris un orchestre tout aussi fourni.

Après une réception berlinoise un peu tiède, Henze a eu suffisamment foi en son ouvrage pour en élaborer une seconde version, cette fois en japonais et allongée d’une quarantaine de minutes de musique, nouvelle mouture finalisée en concert à Salzbourg, en 2006, avec un succès retentissant. C’est cette dernière partition, retraduite en allemand pour la circonstance, que Simone Young a choisi de diriger, et qu’elle fait résonner en grandes houles sombres, à la tête d’une phalange pléthorique – des musiciens, semble-t-il, tous fraîchement testés mais, en tout cas, entassés en fosse, comme si l’actuelle pandémie n’existait pas.

Pas de public, en revanche, Vienne restant sévèrement confinée. Les répétitions n’ont été menées à terme qu’en vue de cette captation filmée, et il faudra attendre l’automne 2021 pour espérer de véritables représentations. Mais la production s’affirme déjà comme une impressionnante réussite.

En voyant au générique les noms de Jossi Wieler et Sergio Morabito, et – quasi inévitablement – celui de la décoratrice Anna Viebrock qui souvent les accompagne, il était permis de s’inquiéter. Sauf que, cette fois, on est en plein cœur de la cible, dans une ambiance grisâtre, bétonnée, oppressante, où tout fonctionne. Y compris l’érotisme jamais complaisamment souligné de certaines situations familiales, et la magistrale gestion de la grandeur tragique de la fin, mise à mort ritualisée qui coupe le souffle aussi efficacement que les plus intenses chutes straussiennes.

De surcroît, cette direction d’acteurs, très vivante mais sans outrance, laisse bien s’épanouir des voix parfaitement choisies, avec, en haut de l’affiche, le Ryuji de Bo Skovhus. Le baryton danois se montre décidément l’idéal héritier d’un Dietrich Fischer-Dieskau pour ces répertoires germaniques difficiles, de Berg à Henze, en passant par Reimann : prononciation impeccable, belle projection, et toujours beaucoup d’expressivité.

La soprano allemande Vera-Lotte Boecker est bien en situation dans le rôle de Fusako, mère décidée mais psychiquement instable. Quant au groupe de cinq jeunes désœuvrés et fanatisés (large éventail de tessitures, de contre-ténor à basse), il est logiquement dominé par Josh Lovell. Le ténor canadien doit assumer sans défaillance un difficile personnage d’adolescent, avec toute une gamme de sentiments à faire clairement ressentir, de l’amour filial aux premiers émois sexuels, voire à la haine absolue de l’intrus qui vient déstabiliser l’équilibre familial.

Pour le Staatsoper de Vienne et pour la défense de l’œuvre de Henze, une soirée à tous égards marquante.

LAURENT BARTHEL

PHOTO © WIENER STAATSOPER/MICHAEL POEHN

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