Comptes rendus Wexford : bilan du festival irlandais
Comptes rendus

Wexford : bilan du festival irlandais

13/11/2018

L’oracolo/Mala vita

National Opera House, 19 octobre

Exhumer des opéras d’une heure et les réunir en des soirées originales, c’est souvent l’assurance d’une (ou deux) bonne(s) surprise(s). Le Festival de Wexford (« Wexford Festival Opera ») a la recherche des œuvres oubliées dans son ADN, depuis sa fondation, en 1951. Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’il ait ouvert son édition 2019 avec le diptyque L’oracolo/Mala vita.

Créé en 1905, au Covent Garden de Londres, L’oracolo est le seul des dix opéras de Franco Leoni (1864-1949), dont la postérité a conservé la trace. En 1975, Decca l’enregistra sous la baguette de Richard Bonynge, Joan Sutherland incarnant la belle et très désirée Ah-Joe et Tito Gobbi s’emparant du rôle du « méchant » (Cim-Fen). Le plus modeste Ryland Davies chantait San-Lui, l’amant d’Ah-Joe, et Huguette Tourangeau, Hua-Quî, la nourrice. L’ouvrage, couplé avec Le Villi de Puccini, connut ensuite les honneurs d’une nouvelle production à Francfort, en 2009, captée sur le vif par Oehms Classics, avec une distribution moins prestigieuse.

Situé dans le Chinatown de San Francisco, le livret de Camillo Zanoni raconte, avec beaucoup de concision, comment Cim-Fen, tenancier d’une fumerie d’opium, tente, le jour du Nouvel An chinois, de s’emparer d’un éventail précieux et du cœur d’Ah-Joe. Ne reculant devant rien (rapt d’enfant, meurtre), il assassine son rival, faisant ainsi basculer dans la folie celle qu’il désire, avant de périr étranglé en punition de ses péchés.

Deuxième opéra d’Umberto Giordano (1867-1948), mais premier représenté (Teatro Argentina de Rome, 1892), Mala vita résulte d’une commande passée par l’éditeur Sonzogno, après la participation encourageante du jeune compositeur au concours ayant couronné Cavalleria rusticana, en 1890. Pleinement inscrit dans le courant vériste, il fit scandale à sa création, car l’un de ses personnages était une prostituée. Très rarement joué depuis, il a connu un seul enregistrement, sur le vif, en 2002, au Teatro Giordano de Foggia (Bongiovanni).

L’intrigue, située dans un quartier misérable de Naples, est simple. Atteint de tuberculose, Vito, teinturier de son état, implore la Vierge de lui redonner la santé ; en échange, il s’engage à sauver une femme de la perdition en l’épousant. Son choix se porte sur une fille de joie, Cristina, qu’il finit néanmoins par abandonner, pour revenir vers son ancienne maîtresse, Amalia, elle-même mariée à Annetiello.

Rodula Gaitanou, qui avait déjà signé à Wexford une très belle production de Vanessa, voici deux ans, réunit les deux actions dans un même lieu : un immeuble de briques sombres, bardé d’escaliers extérieurs en métal, évoquant à l’évidence San Francisco (ou New York) plutôt que Naples. Posé sur un plateau tournant, l’édifice révèle tour à tour différentes façades, et donc différents lieux. Entre les deux opéras, les enseignes changent, les costumes aussi : alors que L’oracolo se déroule à peu près à l’époque de sa création, Mala vita est transposé dans les années 1950.

On peut mégoter sur certains détails – pourquoi éviscérer Cim-Fen au lieu de l’étrangler, jusqu’à en sortir un cœur sanguinolent, dont l’apparition assez gore fait rire la salle ? –, mais il faut reconnaître à Rodula Gaitanou un vrai talent pour caractériser les personnages et faire bouger les chœurs, en les individualisant. L’émotion primitive, caractéristique du vérisme, est bien au rendez-vous, grâce également à la direction musicale de Francesco Cilluffo, qui sait trouver le juste milieu entre une pudeur trop froide et un expressionnisme trop kitsch.

La distribution de L’oracolo est à dominance asiatique – le sujet s’y prête –, et l’on salue particulièrement l’excellent Cim-Fen de Joo Won Kang, superbe baryton, à la voix homogène et au splendide legato. Remarquables, également, l’Uin-Scî de Leon Kim, qu’on retrouvera tout aussi irréprochable en Annetiello, et Benjamin Cho, successivement Hu-Tsin et Marco.

On est moins convaincu par Sergio Escobar, d’abord en San-Lui, puis en Vito : la voix du ténor espagnol est assurément puissante, mais son chant tout en force, avec des coups de glotte, çà et là, et de l’instabilité dans l’aigu, n’emporte pas complètement l’adhésion.

Côté féminin, l’Ah-Joe d’Elisabetta Farris est de bon niveau, sans plus. Mais les deux héroïnes de Mala vita sont dignes d’éloges : la mezzo Dorothea Spilger, Amalia exceptionnelle de maîtrise, et la soprano Francesca Tiburzi, Cristina bouleversante.

Dinner at Eight

National Opera House, 19 octobre

Les trois premiers opéras du compositeur américain William Bolcom (né en 1938) ont vu le jour au Lyric Opera de Chicago, avec de prestigieux parrainages : Robert Altman pour les livrets de McTeague (1992) et A Wedding (2004) ; Arthur Miller pour celui de A View from the Bridge (1999), adapté par le dramaturge d’après sa propre pièce. Le dernier-né, Dinner at Eight, a été créé au Minnesota Opera de Minneapolis, sous la baguette de David Agler, directeur artistique du Festival de Wexford.

Le titre rappelle évidemment aux cinéphiles le film éponyme de George Cukor (Les Invités de huit heures en français) qui, en 1933, fit éclater l’éphémère talent de Jean Harlow. Les deux dérivent de la même comédie douce-amère du tandem George S. Kaufman/Edna Ferber, créée à Broadway, en 1932, pendant la Grande Dépression.

Pour tromper son ennui, Millicent Jordan, bourgeoise new-yorkaise désœuvrée (elle ignore que son mari Oliver frise autant la mort que la faillite), décide de convier à dîner un couple anglais en vue, en y associant quelques amis : le médecin Joseph Talbot et sa femme Lucy, le riche parvenu Dan Packard et son épouse Kitty, tout à la fois jolie, idiote, arriviste et vulgaire.

Sont également invités Carlotta Vance, actrice en déclin et ancienne maîtresse d’Oliver, ainsi que Larry Renault, star en perdition devenu l’amant de Paula, la fille des Jordan (seule des neuf personnages principaux à ne pas figurer sur la liste des convives). Complétant la maisonnée, sept seconds rôles représentent la classe « inférieure » : valet, femme de chambre, secrétaire…

Le couple anglais fait finalement faux bond, mais le dîner a quand même lieu. Et le plaisir du spectateur réside dans l’observation au scalpel des faiblesses de chacun, des jeux de pouvoir et des non-dits. Comme dans un roman d’Agatha Christie, on apprend peu à peu les liens inavouables tissés entre les convives, que seule l’ineffable Millicent ignorera, ou feindra d’ignorer, jusqu’au bout.

Il y a quelque chose de Reigen (La Ronde) d’Arthur Schnitzler dans le découpage quasi cinématographique de la soirée, avec des scènes – six pour chacun des deux actes – se succédant comme une suite de rencontres, ordonnées en toute fluidité par le réalisateur Tomer Zvulun. De son côté, Alexander Dodge signe un écrin visuel « Art déco » de toute beauté, en parfaite harmonie avec les élégants costumes de Victoria Tzykun.

Pièces et meubles vont et viennent sur des tapis roulants ou sur des chariots, le tout dans un cadre reproduisant une maquette de New York, renversée ou à la verticale. Seules quelques images en noir et blanc rappellent, pendant le septuor des seconds rôles qui ouvre chaque acte, ce qu’était l’Amérique de la Grande Dépression.

Chacun des neuf bourgeois a son air soliste, de caractère très différent, mais toujours composé avec beaucoup de métier, dans un style consonant qui emprunte, tout à la fois, au jazz, à la comédie musicale et aux rythmes latino-américains. Mais Bolcom n’oublie jamais qu’il a été un disciple de Darius Milhaud, et son écriture, bien servie par la baguette de David Agler, garde la richesse d’orchestration du style classique.

Dramaturge très prisé outre-Atlantique (on lui doit, entre autres, les livrets de Silent Night et The (R)evolution of Steve Jobs), Mark Campbell caractérise habilement chaque personnage et signe des dialogues mordants : la dispute du couple Dan/Kitty est une réussite, et la grande scène d’hystérie de Millicent, quand elle apprend le désistement de ses hôtes principaux, est l’apogée de la soirée.

Pour l’essentiel identique à celle de la création, la distribution, pour cette première -européenne de Dinner at Eight, est excellente. On en détachera Brett Polegato, solide Joseph, Stephen Powell, expressif Oliver, Richard Cox, puissant Larry, ou encore Sharon Carty, très fraîche Lucy. La palme revient, cependant, à la soprano américaine Mary Dunleavy : sa Millicent, séductrice, calculatrice, rêveuse, hystérique, est vocalement éblouissante.

Il Bravo

National Opera House, 21 octobre

S’il y a un jour une véritable renaissance des opéras de Mercadante, il faudra reconnaître le rôle de pionnier joué par le Festival de Wexford, Il Bravo succédant à Elisa e Claudio (1988), Elena da Feltre (1997), Il giuramento (2002), La vestale (2004) et Virginia (2010). Le travail de préparation a pourtant été, cette fois, particulièrement délicat.

Créé à la Scala de Milan, le 9 mars 1839, Il Bravo connut une certaine notoriété dans d’autres villes italiennes, et même dans le reste de l’Europe, avant de sombrer dans l’oubli pendant la seconde moitié du XIXe siècle. Il refit surface à deux reprises pendant la période moderne : d’abord au Teatro dell’Opera de Rome, en 1976, avec William Johns dans le rôle-titre (en CD chez Fonit Cetra), puis au Festival de Martina Franca, en 1990, avec le ténor Dino Di Domenico (Nuova Era).

On pouvait donc espérer qu’un matériel d’orchestre serait accessible. Or, rien chez Ricordi, éditeur de la partition chant-piano, ni dans les théâtres précités, ni chez Gabriele Ferro et Bruno Aprea, les chefs des deux précédentes résurrections. Jonathan Brandani a dû, avec l’aide de la musicologue Eleonora Di Cintio, préparer en neuf mois sa propre édition, à partir du manuscrit autographe. Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’il ait dirigé la soirée avec autant de compétence que de passion !

Celui qu’on nomme « Il Bravo », héros de cette intrigue située à Venise, au XVIe siècle, est un être mystérieux, mi-tueur mi-justicier, connu et craint de la population. Otage du Conseil des Dix, qui retient injustement son père en prison, en menaçant de le tuer, ce noble déchu est devenu, contre son gré, l’exécuteur des basses œuvres de la Sérénissime.

Tiré d’une pièce de théâtre (La Vénitienne d’Auguste Anicet-Bourgeois, 1834), elle-même basée sur un roman de James Fenimore Cooper (The Bravo : A Venetian Story, 1831), le livret, fruit des efforts successifs d’Antonio Bindocci, Gaetano Rossi et Marco Marcelliano Marcello, est peu vraisemblable, et l’on s’amuse plus d’une fois de son improbable succession de coups du sort.

La partition est néanmoins superbe, tant sur le plan mélodique qu’orchestral, dépourvue du moindre temps mort et parsemée de splendides duos. On notera aussi les deux magnifiques quatuors, qui constituent le cœur du troisième et dernier acte, dans lesquels s’expriment les quatre principaux personnages : deux ténors et deux sopranos.

Cette répartition inhabituelle (baryton et basse sont plus secondaires) s’explique, entre autres, par les interprètes dont Mercadante disposait, en 1839 : Domenico Donzelli, créateur de Pollione dans Norma, dans « Il Bravo » ; Eugenia Tadolini, première Linda di Chamounix, en Violetta (la fille disparue du précédent) ; Sophie Schoberlechner, tant admirée par Liszt, en Teodora (son épouse, elle aussi disparue !) ; et le jeune Andrea Castellan en Pisani, élu du cœur de Violetta.

Dans le rôle-titre, Rubens Pelizzari se révèle à la fois formidable acteur, mêlant force et fragilité, et chanteur de premier plan, doté d’un timbre splendide, rond et soyeux, et de tout ce que l’écriture réclame d’agilité. La voix d’Alessandro Luciano est plus mince, détimbrant fréquemment, mais le jeune ténor se livre tout entier en Pisani, avec une générosité qui finit par forcer le respect.

En Teodora, Yasko Sato impressionne par un impeccable contrôle du souffle, lui permettant de produire de très beaux sons filés, l’intonation s’avérant néanmoins instable dans l’aigu. Aux côtés du Foscari très sûr du baryton Gustavo Castillo, la palme revient à la Violetta d’Ekaterina Bakanova, hallucinante de virtuosité et de puissance, avec un timbre séduisant et des phrasés superbes.

Dommage que la proposition théâtrale de Barbe & Doucet – duo composé du décorateur-costumier canadien André Barbe et du metteur en scène-chorégraphe français Renaud Doucet – ne soit pas aussi enthousiasmante. On se serait, sans doute, accommodé du visuel proprement dit : une Venise fantasmée, faite de masques raffinés, d’habits somptueux et d’un palais de guingois, vu en contre-plongée.

Sauf que, comme pour se dédouaner par avance de l’accusation de traditionalisme, le duo a eu l’idée d’y greffer un cliché on ne peut plus éculé : des touristes prenant des selfies et se mêlant à l’action. Le tout est même assorti, comme pour mieux faire passer la pilule, d’une lecture politique : exaspérés par ces intrus, des manifestants protestent contre les grands paquebots de croisière qui défigurent et déstabilisent la lagune.

Combat légitime, nous dira-t-on, mais dont l’importation dans Il Bravo ne sert à rien. Car le spectacle demeure pauvre en imagination théâtrale, touristes et manifestants finissant par agacer, voire par gâcher le plaisir ressenti à l’écoute de la musique.

NICOLAS BLANMONT

PHOTO : Il Bravo. © CLIVE BARDA

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